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    1. MÉRITE##


MÉRITE, PREMIÈRE SYNTHÈSE : PIERRE LOMBARD

676 « A cette époque pas plus qu’aujourd’hui, écrit du haut Moyen Age H. Schultz, loc. cit., p. 261, la piété catholique ne trouvait de contradiction entre la doctrine augustinienne de la grâce et la doctrine du mérite. Même quand on attribue tout à la grâce, le but suprême qu’on poursuit est encore la rémunérarion du mérite selon les règles de la justice. » De cet état d’âme il n’est pas de témoin plus représentatif que l’abbé de Clairvaux.

Tout au plus peut-on dire qu’il insiste de préférence sur la grâce. Mais ce mysticisme n’est pas seulement une vive expression de cette piété chrétienne qui continuera toujours à survivre sous l’armature rigide de l’École : il olfre en lui-même un intérêt théologique. Par là saint Pernard se rattache, en effet, à la tradition de saint Anselme et, plus loin encore, de saint Augustin. Or il n’est pas peu curieux de constater que cette préoccupation mystique se trouve rejoindre, par un autre chemin, les scrupules dialectiques d’Abélard, col. 070, pour compléter et, au besoin, corriger ce que la considération exclusive du mérite humain aurait pu entraîner d’excessif.

3° Premier essai de synthèse : Pierre Lombard. — Il restait à dégager ces éléments épars et à les insérer dans un cadre scolaire pour les soumettre à l’investigation méthodique des théologiens. Ce fut l’œuvre de Pierre Lombard. Sans doute les matières relatives à la grâce restent encore dispersées en divers endroits du livre des Sentences ; mais, en dépit de cette exposition fragmentaire, « la doctrine du mérite ne s’y présente pas moins, dans ses grandes lignes, telle qu’elle devait rester la propriété définitive du catholicisme ». H. Schultz, loc. cit., p. 264. Et comment l’importance de cette constatation ne serait-elle pas décuplée par le fait que cet ouvrage allait servir de manuel à tous les maîtres des siècles suivants ?

1. Nature du mérite.

Sous forme de verbe ou de substantif, le concept de mérite est familier à Pierre Lombard, sans que nulle part il éprouve le besoin de le définir. On le rencontre abondamment dès le livre I, dist. XLI, à propos de la prédestination ; plus tard encore, quand il s’agit d’expliquer la destinée des créatures : anges, t. II, dist., III, c. vi, et dist. V, c. vi, ou premier homme, t. II, dist. XXIV, c. i, en attendant qu’il se multiplie au cours des questions relatives à la grâce, ibid., dist. XXVI-XXVII. Mais partout il est employé, utilisé ou discuté comme un terme usuel et qui s’entend de lui-même sans autre explication.

Quelques réflexions incidentes permettent cependant de voir la notion que le Lombard se fait du mérite. Ce terme a parfois son sens général et étymologique de droit à une sanction quelconque : c’est ainsi qu’il est parlé de meriium obdurationis et misericordiæ, t. I, dist. XLI, c. i, édition de Quaracchi, p. 253. Mais il s’entend, d’ordinaire, au sens précis de bonum remunerabile, t. II, dist. XXIV, c. i, p. 420, c’est-à-dire de droit à une récompense, et cela, bien entendu, dans l’ordre surnaturel. Voilà pourquoi le mérite sans autre qualificatif est toujours synonyme de ce que le maître des Sentences appelle ailleurs meritum vitve ou meriium salutis, t. II, dist. V, c. iii, p. 327. De même en est-il pour le verbe mereri, qui se rencontre, sans difficulté ni équivoque, en des propositions absolues comme celle-ci : Naturalem habebant [angeli] dilectionem…, per quam tamen non merebantur. L. II, dist. III, c. vi, p. 323.

Dans la catégorie des actes méritoires entrent toutes nos vertus, c’est à-dire tout d’abord la foi, puis la charité et les œuvres qui en découlent. Voir t. I, dist. XLI, c. xxii, p. 255, et t. II, dist. XXVII, c. viii, p. 448-449. Les épreuves providentielles de la vie sont une occasion de mériter. L. IV, dist. XV, c. ii,

p. 829. Il va de soi que ces divers mérites varient suivant la qualité des œuvres, mais aussi des intentions. L. IV, dist. XXXIII, c. ii, p. 950. A la base de tous, P. Lombard demande une action positive et’de caractère pénible : Declinure enirn a malo semper vital pœnam, sed non szmper meretur palmam. La simple résistance à la tentation n’aurait pas été méritoire pour le premier homme, pas plus qu’elle ne le fut pour les bons anges, parce qu’ils n’avaient à lutter contre aucune inclination au mal. Mais il en va autrement pour nous, quia ex peccali corruplela proni sunt ad lapsum gressus noslri. L. II, dist. XXIV, ci, p. 420-421. De sorte que, pratiquement, il y a pour nous mérite dans l’abstention du mal tout autant que dans l’accomplissement du bien : Vniuersæ viw Domini… sunt juslitia qua a malo declinamus et misericordia qua bonum facimus ; in his enim duabus omne bonum meritum includitur. L. IV, dist. XL VI, c. v, p. 1017.

2. Conditions du mérite. —-Dans le mérite doivent simultanément intervenir l’action de Dieu et celle de l’homme. — Voilà pourquoi, qu’il s’agisse des anges, t. II, dist. V, c. ii, p. 327, ou des premiers parents, ibid., dist. XXIV, c. ii-m, p. 421, le Maître des Sentences note expressément qu’ils avaient, les uns et les autres, le privilège du libre arbitre. Par où il faut entendre une habilitas voluntatis et rationis… ad utrumlibet, ibid., dist. XXV, c. i, p. 428. Sans cela on doit dire avec saint Bernard, voir plus haut, col. 671, qu’il n’y aurait pas de mérite : Ubi nécessitas, ibi non est liberlas ; ubi non est liberlas, nec volunlas et ideo nec meritum. Ibid., c. viii, p. 433. — Mais la grâce n’est pas moins nécessaire. Une des caractéristiques de Pierre Lombard est * le maintien délibéré de la doctrine augustinienne de la grâce ». H. Schultz, p. 265. Non content de reprendre, en général, l’enseignement de saint Augustin, De hæresi pelagiana, t. II, dist. XXVIII, c. i-m, p. 452-456, il requiert spécialement pour les anges la gratiu coopérons sine qua non potest proficere rationalis creatura ad meritum vîtse, t. II, dist. V, c. iii, p. 327, et tout de même pour le premier homme, en marquant bien qu’il s’agit d’un secours surajouté aux dons natifs que lui assure la création : Poterat quidem per illud auxilium gratise creationis resistere malo… ; sed non poterat sine alio gratise adjulorio spiritualiler vivere quo vilam mereretur wternam. L. II, dist. XXIV, ci, p. 419.

A fortiori l’humanité déchue a-t-elle besoin d’une grâce qui répare en elle les blessures du péché : Cum per gratiam fuerit reparata, dicitur liberlas ad bonum faciendum, quia anle gratiam libéra est voluntas ad malum, per gratiam vero libéra fil ad bonum. L. II, dist. XXV, c. viii, p. 434, 435. Par où il faut entendre un secours divin qui précède (gratia operans) et accompagne (gratia coopérons) tous les actes de notre volonté. Ibid., dist. XXVI, c. i-n, p. 436-437. Dans tous les cas, cette grâce est absolument gratuite : … Alioquin jam non esset gratia, si ex merito.quod essct ante gratiam daretur. L. II, dist. V, c. v, p. 328. Cf. ibid., dist. XXVI, c. m et vii, p. 438 et 443 : Gratia prœvenit bonum voluntatis meriium… Datur autem gratuita, quia nil boni ante feceramus unde hoc mereremur. Le don initial de la foi lui-même ne fait pas exception. L. II, dist. XXVI, c iv, p. 441. C’est pourquoi la prédestination n’a rien à voir avec nos mérites. L. I, dist. XLI, p. 253-259.

Il faut donc concevoir qu’il y a collaboration entre Dieu et l’homme. Car l’action de la grâce ne se produit pas sans le concours de notre libre volonté : Si vero ex libero arbilrio vel ex parle est [virtus], jam Deus non solus sine homine eam farit. Elle est comme la pluie qui féconde la terre, mais sous l’influence de laquelle