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MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : ABÉLARD


tinien et Gratien, morts simples catéchumènes, et il en généralise aussitôt la portée pour les païens qui ont précédé l’avènement du Christ. Si hi post Evangelii tradilionem, sine fide Jesu Christi vel gralia baptismi, lanta apud Deuni ex anteactæ vitse meriiis obtinuerint, quid de philosophis ante adventum Christi, tam fide quam vita clarissimis, diffidere cogamur ne indulgenliam sint asseculi, aut eorum vila et unius Dei cultus… magna eis a Deo dona tam in hac quam in futura vila non acquisierit… ? Ibid., col. 1205-1206.

Ainsi il y a place pour des « mérites » avant le baptême, et qui peuvent obtenir à ceux qui les possèdent les « dons de Dieu » dans la vie future aussi bien que dans la vie présente. Ce rapprochement exclut la possibilité de réduire ces divines récompenses à des biens temporels : c’est bien, ici encore, la béatitude éternelle qui est accessible aux mérites des philosophes païens. Il n’est pas jusqu’aux grâces d’exception qui ne puissent devenir l’objet de ce mérite, témoin le cas des Sibylles, qui ont mérité le don de prophétie par leur virginité : … Sibyllæ ex virginitatis suie décore spiritum meruerunt prophetiæ. Nouvel argument en faveur de la récompense obtenue par la vertu des philosophes : Quid mirum… si magna apud Deum promeruerit tanta philosophorum abstinentia et continentia ? D’autant plus qu’ils n’avaient pas de précurseurs pour les entraîner dans cette voie : … Cum hsec tanta laudabiliora in eis videantur et majori reputanda merito quanto minus ad hsec aliorum prsedicatione vel exemplis incitati sunt, sed propria ratione et naturalis legis instructione commoti. Ibid., col. 1202.

A propos de cette doctrine, on a parlé d’un acheminement vers la notion de meritum congrui. H. Schultz, loc. cit, p. 259. C’est trop peu dire ; car ce que l’auteur entend ici établir, c’est que les philosophes, ayant trouvé dans leur propria ratio les principes de vérité et les règles de vie que nous tenons de la révélation, en ont suffisamment profité pour mériter tout comme nous la récompense éternelle. Du moment qu’il accorde aux sages du paganisme la même foi qu’aux chrétiens, n’est-il pas rationnel qu’il leur reconnaisse les mêmes droits ? Il ne s’agit donc pas, dans la pensée d’Abélard, de leur faciliter l’accès à l’Évangile en considération de leurs œuvres, mais plutôt de dédoubler à leur profit l’économie de la grâce, dont le bénéfice est étendu par lui en dehors des frontières du christianisme aussi bien qu’audedans.

Ce hardi rationalisme ne pouvait pas survivre et n’a pas survécu. Il n’en a pas moins contribué à retenir la réflexion des théologiens postérieurs sur les bonnes œuvres accomplies avant la justification et qui peuvent servir de loin à la préparer.

b) Mérite des fidèles. — A plus forte raison Abélard n’a-t-il pas de doute sur le mérite des chrétiens. Le texte de saint Paul, Rom., ii, 6 : Reddet unicuique secundum opéra ejus, est aussitôt glosé par lui : Id est tribuet ei quod meruerit. Car, ajoute-t-il, secundum qualilalem opirum est qualitas retributionis. In Rom., t. I, c. ii, col. 810. Saint Bernard a pu lui reprocher de compromettre la nécessité de la grâce par la part trop grande qu’il faisait au libre arbitre et l’une de ses erreurs condamnées au concile de Sens est celle-ci : Quod liberum arbilrium per se su/fîcit ad aliquod bonum. Denzinger-Bannwart, n. 373. Il est possible que cette impression ait pu se dégager de certains passages, tels que In Rom., t. IV, c. ix, col. 917-918, où il s’efforce de montrer comment l’acceptation de la grâce dépend de nous et se produit sine novo divinse gratise prseeunte dono.

Ailleurs cependant il définit la grâce comme un donum graluilum, id est non ex præcedentibus meriiis collalum, Ibid., t. I, c. i, col. 797, et l’un des frag ments conservés de son apologie contre l’abbé de Clairvaux, Opéra, édit. Cousin, t. ii, p. 731, met nettement cette grâce à l’origine du tout premier acte d’amour qui nous tourne vers Dieu : Ipsa enim dilectio… ejjectus ipsius Dei sive donum ejus est et ejus impulanda est gratin :, anlequam cliam nihil salulis possimus promereri. D’une manière générale, il professe que tout nous vient des mérites du Christ, de pleniludine cujus nos accipimus et qui nobis meriiis suis impetravit quidquid boni habemus. In Rom., t. II, c. v, col. 863. En tout cas, sa formule de soumission affirme sans ambages l’absolue nécessité de la grâce prévenante. Fidei conjessio, dans P. L., t. CLxxviii, col. 107-108.

Mais cette foi au mérite surnaturel, dont il n’avait jamais cru ni voulu se séparer, soulevait devant son esprit deux gros problèmes spéculatifs : Quæstio de gratia Dei et meriiis hominum hoc loco se ingcril quæ sint videlicel mérita noslra, cum omnij bona ejus tantum gratise tribuenda sint ? On a reconnu la vieille question du mérite et de la grâce qui fut déjà posée par Origène, voir plus haut col. 627. L’autre est plus nouvelle et propre sans doute à notre théologien : Quærendum est in quo mérita nostra consistant, in voluntate scilicet tantum an etiam in operatione…, et utrum opus exterius… meritum augeat ? In Rom., 1. IIIj c. iv, col. 841-842.

La solution de ce double problème est par lui remise à son traité d’Éthique. Malheureusement l’ouvrage conservé sous ce titre ne contient rien sur le premier, qui eût été de beaucoup le plus intéressant. A défaut du maître, nous pouvons du moins entendre là-dessus un de ses fidèles disciples, l’auteur anonyme de VEpitome theologise christianse. Sa réponse semble accuser une irréductible antinomie entre les deux concepts de grâce et de mérite : Cum de meriiis hsec disseramus, quasi nulla esse videntur quia gratia meriiis usque adeo repugnare videtur quod, cum omnia ex gratia sint, mérita non existant. On ne peut y échapper qu’en admettant un bon mouvement propre au libre arbitre : Nisi dicamus quod homo ex se etiam per liberum arbitrium ex natura sua habeat diligere et ei adhserere, non possumus vitare quin gratia meriiis noslris prsejudicare probetur. Epitome, 34, ibid., col. 1755-1756.

Pour plus d’éclaircissements, l’auteur renvoie au passage déjà cité du commentaire sur l’Épître aux Romains, t. IV, c. ix, où Abélard expose comment, sous l’action de la prédication chrétienne et sans l’intervention d’aucune nouvelle grâce, le libre arbitre réagit diversement suivant ses bonnes ou ses mauvaises dispositions. C’était un premier essai, à tendance moliniste, pour éclaircir ce redoutable mystère de la grâce et de la liberté qui devait tant occuper la théologie moderne. Il suffit de noter ici que la doctrine du mérite en fut l’occasion, sans se dissimuler d’ailleurs que la solution esquissée pouvait difficilement sembler suffisante tant qu’elle n’était pas complétée par une théorie intégrale du concours divin.

Notre théologien s’est expliqué plus explicitement sur le second problème, qui engageait toute la psychologie du mérite. Après avoir posé le pour et le contre sur ce point dans le Sic et non, 142, col. 15851587, il prend lui-même franchement position, à plusieurs reprises, pour dire que tout le mérite réside dans la volonté et que l’œuvre extérieure n’y ajoute rien. Voir In Rom., t. I, c. ii, col. 810 ; Ethica, 7-8, col. 650 651, et un texte semblable de sa Theologia, relevé par saint Bernard, Capitula hær. P. Abœlardi, xii, P. L., t. clxxxii, col. 1052-1053. Cf. Epitome, 34, col. 1754 1755.

Sous le coup des censures ecclésiastiques, il expliquera plus tard, Fidei conjessio, col. 107-108, qu’il