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MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : ABÉLARD


peut déjà se vérifier dans l’accomplissement volontaire de toute œuvre conforme à la volonté de Dieu.

En somme, la sotériologie de saint Anselme oscille entre deux conceptions du mérite, qu’il utilise successivement sans se décider entre elles. Le principal de sa démonstration semble reposer sur la notion juridique d’œuvre surérogatoire, et ce trait est un de ceux que des théologiens catholiques ont dénoncé comme une des plus graves lacunes de son système. Voir L. Heinrichs, Die Genugtuungstheorie des hl. Anselmus von Canlerbury, Paderborn, 1909, p. 79 et 123-127. Mais ceci tient peut-être plus aux exigences de sa construction dialectique qu’au fond de sa pensée, puisqu’à côté on trouve chez lui, soit quand il parle de l’homme en général, soit quand il traite du Christ en particulier, le concept plus large d’œuvre moralement bonne. Il semble même qu’on serait dans la ligne de sa pensée en disant que ce dernier caractère est le plus fondamental et, à vrai dire, le seul essentiel.

Dès lors, à rencontre du jugement reçu, on aboutirait à dire que le mérite de l’homme, comme son devoir normal, consisterait pour Anselme à s’incliner librement devant la loi divine. Quant aux actes de pur conseil, ils n’auraient de sens que pour mieux affirmer ce libre don de soi qui se réalise déjà d’une autre façon dans le cas précédent, et ils ne deviendraient proprement exigibles que lorsque survient l’obligation de satisfaire pour la dette du péché.

Bien que le Cur Deus homo n’atteigne pas formellement ces suprêmes précisions, n’est-il point déjà notable qu’il en suggère l’idée et en fournisse les matériaux ? En constituant une théologie scientifique de la rédemption, dont le mérite du Christ est le centre, L. Heinrichs, op. cit., p. 129-133, saint Anselme éclairait du même coup la doctrine générale du mérite qui lui sert de fondement.

b) Le mystique. — Si cette puissante ébauche doctrinale ouvre les voies à l’analyse didactique du mérite humain, les autres écrits de saint Anselme témoignent de la place qu’il lui fait dans la vie réelle des âmes.

A cet égard, il professe parfois un mysticisme dont les protestants ont pu se prévaloir. Déjà tout le Cur Deus homo, en fondant sur l’impuissance radicale de l’homme l’absolue nécessité de la rédemption par le Christ, est bien fait pour inspirer au croyant la défiance de lui-même et de ses œuvres propres. Ce sentiment éclate en termes pathétiques dans les Méditations, où se lisent des paroles comme celles-ci : Si me judicare vis secundum quod merui, certus sum de perditione mea. Médit., vi, t. CLvm, col. 740. Mais il n’est pas douteux qu’il s’agit là de ce qui revient à l’homme du chef de ses trop nombreux péchés, c’est-à-dire abstraction faite du Christ. Au contraire, aussitôt qu’intervient la foi en notre Sauveur et en ses mérites, c’est la confiance qui domine : Ergo quippe, conclut Boson, Cur Deus homo, ii, 20, col. 429, tantam flduciam ex hoc concipio ut jam dicere non possim quanlo gaudio exultet cor meum. A cette foi, bien entendu, doivent s’ajouter nos œuvres. Voir Justification, t. viii, col. 2121. Mais ces œuvres sont assurées de leur récompense : Secundum eamdem justitiam qua persévérantes in malitia punit (Deus]… bona opéra facientes seterna mercede rémunérât. Médit., iv, col. 730.

C’est pourquoi l’on voit ailleurs que l’évêque de Cantorbéry ne craint pas d’évoquer la pensée de cette rémunération future et de ses strictes exigences pour stimuler les âmes à l’effort. Ponite quotidie ante oculos vestros finem vestrum, écrit-il. Certe non portabitis vobiscum nec invenietis ibi aliud quam mérita vestra, sive bona sive mala. Videte quæ mérita preemisistis.

Si plura bona quam mala, gaudere potestis ; si plura mala quam bona…, multum debelis timere, præserlim cum multum necesse sil homini volenti salvari habere multo plura bona mérita quam mala. Epist., iii, 63, P. L., t. eux, col. 99-100. Il n’est pas indifférent de noter que ces lignes, où sont si fortement affirmées la valeur en même temps que la nécessité de nos mérites et la légitime confiance qu’ils nous peuvent inspirer, se lisent dans une lettre de direction. C’est dire à quel point elles représentent les convictions pratiques de leur auteur.

Au lieu donc d’annihiler la nôtre, l’œuvre du Christ ne tend qu’à la provoquer. Quid magis juste tibi reddam quam ipsam [animam] non habeo. Telle est l’impression que suggère à l’âme reconnaissante le bienfait de la rédemption. Médit., ix, col. 758. II est non moins certain que, pour être méritoires, nos œuvres doivent réaliser les mêmes conditions que celles du Sauveur, conditions que saint Anselme résume ailleurs, Médit., xi, col. 765, en cette formule lapidaire : Sponle dédit de suo ad honorem Palris.

2. Abélard.

Tandis que, chez saint Anselme, le mérite humain est posé comme une sorte de postulat tacite et reçoit seulement quelques éclaircissements indirects par l’application qui en est faite à l’œuvre rédemptrice, chez Abélard ce concept commence déjà à être étudié pour lui-même. Sans être au premier plan de sa théologie, cette doctrine l’a suffisamment retenu pour bénéficier de ses analyses et souffrir de ses témérités.

a) Mérite des infidèles. — Une des plus indéniables originalités d’Abélard est l’optimisme dont il fait preuve à l’égard des philosophes païens. Voir L. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai historique, Paris, 1912, p. 173-177. Cette disposition le porte à parler de mérite à leur sujet.

Quod opéra misericordise non prosint infidelibus, et contra. Cette question du Sic et non, 141, P. L., t. cLxxviii, col. 1584-1585, autour de laquelle, suivant sa méthode, il groupe des autorités pour et contre, prouve qu’Abélard s’est très nettement posé le problème des infidèles et de la valeur de leurs œuvres. Sans le résoudre nulle part dans toute son ampleur, il lui a donné, pour son compte, une solution favorable en ce qui concerne les meilleurs et les plus représentatifs d’entre eux, savoir les philosophes. Inler quos quidem philosophi tam vila quam doclrina claruisse noscuntur. Theol. christ., ii, ibid., col. 1174 ; cf. col. 1179. Non seulement, en effet, il leur attribue la connaissance de la vérité religieuse fondamentale, mais il ne leur refuse pas l’honneur d’y avoir conformé leur conduite, jusqu’à devenir les modèles des chrétiens eux-mêmes. Ces vertus ne pouvaient rester sans récompense. Abélard admet que Dieu les appelle comme nous à la vie éternelle : Nam et hune finem esse eis propositum constat, de perceplione scilicet seternse vitee quam et ipse Dominus nobis assignavit. Ils s’en sont rendus dignes par le haut idéal spirituel qu’ils se sont toujours proposé. Aussi, tandis que les Juifs, attachés aux espérances terrestres, ne peuvent attendre qu’une rétribution temporelle : nulla relributio in Lege… exspectanda est. nisi prosperilas terrena, les philosophes, tout comme les chrétiens, peuvent légitimement espérer ces biens éternels dont ils ont fait le but de leurs aspirations. Qui hic transitoria despiciunt necesse est ut poliora his sperent quæ sunt œterna. Voilà pourquoi, par exemple, la mort imméritée de Socrate lui méritait l’éternité bienheureuse : … super condemnatione ejus ad mortem immerilam de promerenda immortalis animas bealitudine. Ibid., col. 1186.

Plus loin, l’auteur rapporte les textes consolants de saint Ambroise sur le salut des empereurs Valen-