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MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT ANSELME


férence qu’il accorde à l’une ou à l’autre dépend toute sa valeur morale, Ex his duabus affectionibus [rectitudinis aut commodi], qua$ etiam voluntates dicimus, descendit omne meritum hominis, sive bonurn, sive malum. Ibid., ni. 12, col. 537.

Du mérite ainsi affirmé par saint Anselme son célèbre Cur Deus homo permet indirectement de préciser davantage la nature et les conditions. En efïet, l’analyse que le saint docteur y institue de l’œuvre rédemptrice éclaire corrélativement sa conception de l’œuvre humaine. On sait que l’évêque de Cantorbéry se propose d’y établir l’absolue nécessité de l’incarnation pour la réparation de notre péché. A cette tin, sa méthode générale consiste à démontrer que seul un Dieu fait homme était capable de réaliser ce que l’homme devait et ne pouvait accomplir. Sa sotériologie a donc pour base une anthropologie et l’on peut, en conséquence, retrouver les grandes lignes de celle-ci à travers les déductions de celle-là.

Le concept fondamental qui forme l’armature et l’originalité du Cur Deus homo est celui de satisfaction. Parce qu’elle avait refusé à Dieu l’honneur qui lui revient, l’humanité pécheresse devait à Dieu une satisfaction correspondante ; mais elle était, en même temps, hors d’état de la fournir. C’est pour suppléer à cette impuissance que le Christ est venu satisfaire en son lieu et place par l’acte de sa mort volontaire. Or, alors que l’idée de satisfaction est ainsi l’axe autour duquel roule tout le traité, il est remarquable de voir subitement apparaître à la fin, ii, 20, P. L., t. CLvra, col. 429, celle de mérite, quand il s’agit de savoir comment nous est applicable l’œuvre du Sauveur.

Quelques exégètes subtils, tels que A. Harnack, Dogmengeschichte, t. iii, p. 389, 404-405, ont vu dans cette dualité de thèmes et de termes une véritable contradiction. Comment, en effet, le même acte pourrait-il être tout à la fois une « satisfaction » et un « mérite », c’est-à-dire comporter en même temps la compensation d’une dette et le droit à une récompense ? L’un ne doit-il pas logiquement exclure l’autre ? Mais cette interprétation rigide a trouvé des adversaires parmi les protestants eux-mêmes. Voir H. Schultz, loc. cit., p. 251-258 ; F. Loofs, Dogmengeschichte, p. 510-511 ; J. Leipoldt, Der Begriff meritum in Anselms von Canlerbury Versôhnungslehre, dans Theol. Studien und Kritiken, t. Lxxvii, 1904, p. 300-308. Tous établissent avec raison que satisfaction et mérite sont des concepts qui peuvent coïncider, ainsi qu’ils le font normalement dans la théologie pénitentielle, comme deux aspects formels d’un même acte, mieux encore que la satisfaction n’est elle-même qu’une sorte de mérite et qu’elle tient de là toute sa valeur. Il se peut, en effet, qu’il y ait un semblant d’incompatibilité entre ces deux notions dans l’ordre strictement juridique. Mais elle n’existe pas dans l’ordre des réalités morales où se meut la pensée de saint Anselme. Voir J. Rivière, le dogme de la Rédemption. Essai d’étude historique, Paris, 1905, p. 311-312. Car elles désignent ici un seul et même fait, savoir la mort volontaire du Christ, auquel ces catégories juridiques servent tour à tour de vêtement. Or, et c’est ce qui intéresse la question présente, cette analyse théologique de l’œuvre du Christ est faite à l’aide de matériaux empruntés aux relations normales entre Dieu et l’homme.

Justitiam hominum nemo nescit esse sub lege ut secundum ejus quanlitatem mensura rétributions a Deo recompens fur. Tel est le principe fondamental que saint Anselme pose, ou plus exactement suppose, à titre d’incontestable postulat dès le début du Cur Deus homo, i, 12, col. 377, et qui demeure ensuite la règle sur laquelle se guide toute sa théologie. Il

sous-entend que l’homme a le devoir et le moyen de se créer un droit aux rétributions divines.

Le moyen normal pour cela est d’acquitter à Dieu la dette de soumission dont nous lui sommes redevables : Omnis voluntas raiionalis creaturæ subjecta débet esse volunluli Dei… Hsec est justilia, sive recliludo voluntatis, quæ juslos facii… Sola namque talis voluntas opéra facit placila Deo cum potest operari, et, cum non potest, ipsa sola per se placet. Ibid., 11, col. 376. Et il va de soi, sans que le saint docteur ait besoin de le dire, que toute œuvre agréable à Dieu mérite une récompense. Mais le problème se complique en cas de péché. Car il s’agit alors d’offrir à Dieu la compensation de notre désobéissance : Pro illala contumelia plus débet reddere quam abstulit. Or deux conditions sont requises pour cela. D’une part, le pécheur doit offrir à Dieu aliquid quod placeat illi quem exhonoravit. Mais cette œuvre bonne doit être aussi une œuvre qui ne soit pas due par ailleurs : Hoc débet dare quod ab illo non posset exigi si alienum non rapuisset. Voilà comment saint Anselme définit la satisfaction, ibid., col. 376-377, et il est bien évident que cet acte moral et surérogatoire qu’elle requiert n’est pas autre chose que ce qui serait un mérite s’il n’y avait pas de faute à réparer.

Or l’homme, d’après notre docteur, est absolument et essentiellement incapable de réaliser ces conditions, et cela entre autres raisons parce que toutes ses bonnes œuvres sont déjà dues à Dieu. Cum reddis aliquid quod debes Deo, etiamsi non peccasti, non debes computare hoc pro debito quod debes pro peccato. Ibid., 20, col. 392. Seul le Christ a pu plaire à Dieu, en acceptant la mort à laquelle il n’était pas tenu. Ibid., ii, 10-11, col. 408-412. Voilà pourquoi cet acte de volontaire sacrifice a pu être une satisfaction pour nos péchés. Ibid., ii, 14, col. 414-415. Mais, en même temps, elle assurait à son auteur le droit à une récompense : Eum qui tantum donum sponte dat Deo sine relributione debere esse non judicabis. Ibid., ii, 20, col. 428. Or le Christ, parce que Fils de Dieu, n’avait pas de bien nouveau à recevoir, pas plus que de dette à acquitter. C’est pourquoi il reporte sur nous la légitime rétribution qui lui était due, et c’est par là que nous sommes sauvés. Ainsi donc la mort du Christ nous rachète parce qu’elle était indue. Ce caractère d’offrande surérogatoire fait d’elle tout à la fois une satisfaction, en ce qu’elle plaît à Dieu immensément plus que ne peuvent lui déplaire nos péchés, et un mérite, en ce qu’il ne saurait y avoir de titre plus grand aux récompenses divines que cet acte de sublime générosité. D’où l’on aboutit à dire qu’aux yeux de saint Anselme le mérite en général se caractérise comme une œuvre de sacrifice facultatif et dont tout le prix vient de ce que l’homme s’y astreint sans y être obligé.

Mais on ne perdra pas de vue que la mort du Christ a aussi sa valeur en elle-même, pour l’héroïque fidélité dont elle témoigne au service de Dieu. Ipse sponte sustinuit morlem, non per obedientiam deserendi vitam, sed propter obedientiam servundi justitiam, in qua lam jortiler perseveravit ut inde morlem incurreret. i, 9, col. 371. Cf. ii, 19, col. 425-426 : Si propter justitiam se permisit occidi, nonne ad honorem Dei vitam suam dédit ?… Cum injurias et contumelias et morlem crucis… propter justitiam quam obedienler servabat illala benigna patientia sustinuit, exemplum dédit hominibus quatenus propter nulla incommoda quæ sentire possunt a justilia quam Deo debent déclinent. Voir de même Médit., vi, ibid., col. 765-766. Et il est bien clair qu’un acte accompli dans ces conditions est éminemment méritoire. Ce qui tendrait à suggérer que le caractère d’œuvre surérogatoire n’est ici qu’une circonstance accidentelle, puisque le mérite