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MÉRITE, SAINT UGUSTIN : ESSENCE DU MÉRITE


de l’hérésie ou de les proposer à la méditation des âmes fidèles, a-t-il entrepris, à l’occasion, de les synthétiser. Témoin par excellence de la foi catholique, il en devient ainsi le théologien. Non qu’il ait abordé nulle part l’analyse méthodique du mérite mais de ses vues éparses une doctrine se dégage qui représente un effort des plus intéressants — le premier dans l’histoire et, à bien des égards, peut-être le plus heureux — pour réaliser en toute sa profondeur la complexité de cette notion et l’encadrer dans un système cohérent de l’ordre surnaturel.

a) Principe : Collaboration de Dieu et de l’homme. — Saint Augustin est tellement préoccupé d’affirmer la part de Dieu dans nos bonnes œuvres qu’il ne semble plus, au premier abord, y rester de place pour la nôtre : Nemo habet de suo nisi mendacium et pcccatum. Si qnid autan homo habet verilatis alque justitiæ, ab illo fonte est quem sitire debemus in hac eremo. In Johan., tr. v, 1, t. xxxv, col. 1414. Jusque dans les sermons adressés du haut de la chaire au commun des chrétiens, l’homme est parfois réduit, en apparence, à un rôle purement passif. Agis si agaris, et bene agis si a bono agaris. Serm., cxxviii, 9, t. xxxviii, col. 718.

Mais on voit ailleurs que la grâce est une cause première, qui, loin de le supprimer, appelle et suscite notre concours. Sans nul doute les justes ont le devoir de tout rapporter à Dieu du bien qu’ils peuvent faire : Non suam jusliliam justi volunt constiluere… magnificando scilicel et jactando opéra sua tamquam ipsi faciant, cum Deus sit qui operatur in eis qui bona operantur. Ils n’en ont pas moins l’obligation et le moyen d’accomplir les commandements de Dieu… Mandata ejus exquirant, ut ab eis illo adjuvante compleantur. Entre Dieu et l’homme il y a donc coopération. Quando enim cum Spiritu Dei opérante spiritus hominis cooperatur, tune quod Deus jussit impletur. Le rôle de la justification n’est pas seulement négatif : elle s’épanouit en une création d’énergie spirituelle en nous. [Gratia Dei] non solum operatur remissionem peccatorum, sed etiam cooperantem sibi facil hominis spiritum in opère bonorum factorum. Aussi le dernier mot de la vie chrétienne est-il celui-ci : Credere in Deum, credendo adhærere ad bene cooperandum bona operanti Deo. Enarr. in Ps. LXXVU, 8, t. xxxvi, col. 988.

Dans cette coopération, il est d’ailleurs bien évident que le rôle principal revient à Dieu. C’est ce qu’un autre texte de semblable inspiration met encore mieux en relief. Nemo quasi tribuat Deo quia est et sibi tribuat quia justus est… Totum illi da, in toto ipsum lauda… Quid ergo ? nos non bene operamur ? Immo operamur. Sed quomodo ? Ipso in nobis opérante, quia per fidem locum damus in corde nostro ei qui in nobis et per nos bona operatur. Enarr. in Ps. CXLIV, 10, t. xxvii, col. 1875-1876.

Pour secondaire qu’elle soit, la part de l’homme n’en est pas moins réelle, et c’est là le principe qui fonde notre mérite en même temps qu’il permet d’en préciser exactement la notion.

b) Application : Essence du mérite humain. — Du moment que la cause seconde possède une activité propre, distincte sinon indépendante de Dieu, il y a une place logique, dans le système chrétien, pour l’appel à notre effort moral et pour la valeur des œuvres qui en résultent. C’est pourquoi Augustin peut sans contradiction, non seulement prêcher les devoirs de la vie commune et les pratiques de la vie parfaite, mais reconnaître que nos bonnes actions constituent en notre faveur un véritable titre à la récompense.. Il faut aux historiens protestants les préjugés incurables de la Réforme pour s’étonner qu’il emploie couramment le terme de « mérite et, à

propos de la vie éternelle, ceux de merces et de pnvmium qui lui sont corrélatifs.

Cependant, puisque tous nos mérites sont le fruit de la grâce et d’une grâce absolument gratuite, il reste qu’il faut, en dernière analyse, les considérer eux-mêmes comme des dons divins. Quisquis libi enumerat vera mérita sua quid tibi cnumerat nisi mimera tua ? Conf., IX, xiii, 34, t. xxxii, col. 778. Voir encore De Trin., XIII, x, 14, t. xlii, col. 1024 : Ea quæ dicuntur mérita nostra dona sunt ejus. C’est qu’ils restent, en réalité, des produits de la grâce qui se développe sur elle-même et aboutit à son terme : Non graliam Dei aliquid meriti preecedil humani ; sed ipsa gratia meretur augeri, ut aucta mereatur perflei. Epist., clxxxvi, 10, t. xxxiii, col. 819.

Le même principe vaut pour la récompense qu’ils nous obtiennent ; en les couronnant, Dieu ne fait que couronner ses propres dons. Si ergo Dei dona sunt bona mérita tua, non Deus coronat mérita tua tamquam mérita tua, sed lanquam dona sua. De gratia et lib. arb., vi, 15, t. xliv, col. 891. Il n’est pas, d’après A. Harnack, Dogmengeschichle, t. iii, p. 86, de formule plus caractéristique de la pensée augustinienne. De fait, l’évêque d’Hippone ne se lasse pas de la reproduire sous des formes à la fois identiques et variées. Voir Enarr. in Ps. lxx, serm. ii, 5, t. xxxvi, col. 895 ; Enarr. in Ps. xevin, 8, t. xxxvii, col. 1264 ; Epist., cxciv, 19, t. xxxiii, col. 880 ; Serm., clxx, 10, t. xxxviii, col. 932.

Il est particulièrement curieux de voir Augustin demander à saint Paul, dans une touchante prosopopée, la permission de lui appliquer cette règle : Quocirca, o béate Paule, magne gratise prædicator, dicam, nec timeam… : redditur quidem meritis tuis coron’a sua, sed Dei sunt mérita tua. De gestis Pelagii, xiv, 35, t. xliv, col. 341. Cf. Serm., cccxxxiii, 5, t. xxxviii, col. 1466 : Da veniam, Apostole, propria tua non novi nisi mala… Cum ergo Deus coronat mérita tua, nihil coronat nisi dona sua. Voir encore, dans le même sens, Serm., ccxcvii, 5-6, col. 1361-1362.

Or, si l’on prend garde à la signification théologique de cette formule, on verra que, dans ces divers développements, elle a partout une portée double. Autant elle interdit à l’homme de s’imputer la récompense de ses œuvres, autant elle l’autorise à l’escompter. Si elle limite la valeur du mérite humain, la grâce de Dieu en est aussi le ferme fondement.

En conséquence, la vie éternelle a tout à la fois, pour les justes, le caractère d’une dette et d’une grâce ; mais c’est, en définitive, ce dernier qui domine. L’évêque d’Hppone s’en explique en toute précision à propos du texte où saint Paul, Rom., vi, 23, présente la mort comme le stipendium peccali et la vie éternelle comme une gratia Dei. Sur quoi Augustin d’observer qu’on s’attendait à ce que l’Apôtre, par symétrie autant que par logique, parlât aussi de stipendium pour la vie éternelle. Car elle l’est en. réalité : Quia, sicut merito peccati tanquam stipendium redditur mors, ita merito juslitise lanquam stipendium vila eeterna. S’il a évité cette expression, c’est pour ne pas donner prise à l’orgueil humain. Car cette vera justilia cui debetur vila œterna ne nous vient pas de nous, mais de la grâce, conclut-il, Quapropter, o homo, si acceplurus es vitam œternam, justitise quidem stipendium est, sed tibi gratia est cui gratia est et ipsa justifia. Epist., cxciv, 20-21, t. xxxiii, col. 881.

Mais cette justilia n’est qu’une autre forme du mérite, à propos duquel est instituée toute cette discussion. Aussi saint Augustin écrivait-il quelques lignes auparavant : Unde et ipsa vila œterna, quæ utique in fine et sine fine habebitur et ideo meritis