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MERITE, DOCTRINE PELAGIENNE


phraséologie volontairement abstraite d’un prédicateur qui veut donner un vêtement philosophique aux réalités de sa foi signifie que le jugement divin est une économie de justice, où le bien fait ici-bas trouve la complète rémunération qui lui est due. Aussi Grégoire le définit-il ailleurs, suivant la formule usuelle, comme l’acte où « Dieu rend à chacun selon son mérite », xpiaiç sy.ia-ccjt t6 xoct’àEîav véu, oucra. //( Ps. VI, t. xliv, col. 612. Cf. De pauperibus amandis, hom. i, t. xlvi, col. 461.

Au total, entre la théologie grecque et la théologie latine au ive siècle, on peut relever certaines différences de ton. Les Grecs, ici comme toujours plus portés vers la spéculation, parlent volontiers un langage philosophique et l’absence même d’un terme technique qui corresponde exactement à celui de « mérite » ne contribue pas peu à rendre leur pensée moins arrêtée dans ses formes que celle des Occidentaux. Mais aucun d’entre eux n’a perdu de vue ces principes constitutifs du christianisme, qu’à la foi doivent correspondre les œuvres et qu’à ces œuvres est réservée une juste rél ribution. Prémisses morales où la doctrine du mérile humain est nécessairement impliquée et d’où plusieurs l’ont dégagée de la manière la plus explicite.

Rien, en tout cas, ne permet de voir chez les Orientaux, ne fût-ce qu’à titre de germe, « cette séparation de la religion et de la moraiilé » que leur impute R. Seeberg, Dogmengeschichte t. ii, p. 322. « L’avantage du christianisme occidental, écrit de son côté A. Harnack, Dogmengeschichte t. iii, p. 52, est une conception plus vivante de Dieu, une forte impression de notre responsabilité devant un Dieu qui est aussi le juge, une conscience de Dieu comme puissance morale qui n’est contrariée ou dissoute par aucune spéculation sur la nature. Mais cet avantage est racheté de la pire façon par le concept juridique de la rétribution et la doctrine pseudo-morale du mérite. » Cette prétendue opposition entre les deux parties de l’Église est une création pure et simple de l’esprit polémique, tout autant que cette appréciation lourdement péjorative de la tradition catholique dont elles attestent à la fois la profondeur et la continuité.

Il y a non moins de passion confessionnelle, mais plus de vérité historique, à reconnaître, avec H. Schultz, loc. cit., p. 20-21, que les principes du « catholicisme vulgaire » dominent l’Orient aussi bien que l’Occident depuis le milieu du second siècle. Auprès de cet accord fondamental, de quel poids peut bien peser la constatation de quelques différences accessoires ? S’ils ne parlent pas la même langue, Grecs et Latins professent la même foi en ce caractère moral du christianisme dont le mérite n’est, en somme, qu’un aspect et l’on a vu que cette ferme revendication ne va déjà plus, chez les uns comme les autres, sans certaines nuances de psychologie propres à en sauvegarder le caractère religieux.

IV. La controverse pélagienne.

Avec le pélagianisme apparaît un facteur nouveau, dont l’influence allait se faire sentir sur toute la pensée chrétienne des temps postérieurs, en vue d’établir plus nettement les mérites humains sur la base de la grâce divine qui passe désormais au premier plan.

Doctrine pélagienne.

De la tournure rationaliste

que le pélagianisme imprimait à toute l’anthropologie chrétienne la doctrine du mérite ne pouvait manquer de ressentir le contre-coup.

1. Notion du mérite.

En raison, soit de sa clarté propre, soit de l’usage depuis longtemps reçu, il semble que le concept de mérite n’était pas susceptible, au ve siècle, d’être compris de deux façons différentes. Il faut pourtant signaler au moins un cas .où il prenait, dans la langue pélagienne, une signi fication singulièrement élargie. Après avoir parlé de l’innocence originelle, innocentium in qua juerat [homo] conditus, Julien d’Éclane ajoutait, dans un texte qu’a retenu saint Augustin, qu’elle peut être perdue par notre libre défaillance et qu’aucune conversion ne saurait la rétablir. Nam, etsi possibililas revertendi ad bonum commissa iniquitate non pereat, lamen certum est MERITUM innocicnti/e, cum qua humanum procedit exordium, voluntatis vitio deperire. Dans S. Augustin, Cont. Julian. opus imperL, vi, 19, P. L., t. xlv, col. 1542-1543. L’observation est d’une incontestable justesse. Ce qu’il y a de curieux, c’est que l’auteur emploie le terme « mérite » pour désigner cet état primitif et à jamais irremplaçable que nous ne nous sommes pas donné.

Il n’y a pas la moindre raison de soupçonner ici une équivoque. Car les pélagiens n’avaient aucune intention de dissimuler la confiance qu’ils faisaient à la volonté humaine et à la valeur de ses œuvres. Quand donc Julien parle, comme ici, de meritum innocenlise à propos d’une qualitas cum qua faclus est homo, il faut en conclure que, pour lui du moins, ce concept pouvait parfois correspondre à l’idée générale d’un bien précieux, quelle que pût en être l’origine. D’ordinaire, au demeurant, ce mot garde chez lui son acception courante et désigne la valeur morale qui résulte de nos actes libres. C’est ainsi qu’il écrit : Nos dicimus peccato hominis non naturæ statum mutari sed meriti qualilatem, et cette parole vient justement dans un contexte où il évoque, avec l’Apôtre, II Cor., v, 10, le compte que nous devrons rendre de nos actes au jugement divin. Ibid., i, 96, col. 1112. Pelage écrivait dans le même sens, Epist. ad Demetr., 17, P. L., t. xxxiii, col. 1110 : Dispares sunt in regno cœlorum per singulorum mérita mansiones.

Ainsi donc, sur la notion du mérite, catholiques et pélagiens étaient en plein accord.

2. Source du mérite.

Ce qui est caractéristique du pélagianisme, c’est qu’il rapportait ce mérite aux seules forces de l’homme, à l’exclusion de la grâce. Pelagiani dicunt ab homine incipere meritum per liberum arbitri-um, cui Deus subsequens gratiæ rétribuât adjumentum. S. Augustin, Contra duas epist. pelag., IV, xi, 30, t. xliv, col. 633.

Tout le monde, en effet, convient que Pelage insistait avant tout sur la liberté. Voir J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. ii, p. 438-440, et F. Loofs, art. Pelagius, dans Protest. Realencyclopàdie, t. xv, p. 751-752. Et ceci répondait évidemment chez lui à un besoin d’action : Quoties mihi de institutione morum et sanctse vitæ conversatione dicendum est, soleo primo humanw naturæ vim qualitalemque monstrare et quid efficere possil oslendere, mais aussi à une conception spéculative : In hac utriusque partis liberlale rationabilis animée decus positum est. Hinc, inquam, totus natura" noslræ honor consista, hinc dignitas. Et de cette « dignité » ontologique il ajoute aussitôt que découle ce mérite de nos bonnes œuvres qu’il tient par-dessus tout à souligner : Hinc denique optimi quique laudem merentur, hinc præmium. Epist. ad Demetr., 2-3, t ; xxxiii, col. 1100.

Il n’y aurait dans cette revendication qu’un lieu commun du christianisme le plus élémentaire, si elle ne se produisait au détriment de la grâce. Non pas que Pelage écartât absolument ce terme ; mais il est unanimement reconnu que la grâce ne signifiait pour lui que les dons naturels de Dieu ou les secours extérieurs qui nous viennent des exemples du Christ dans l’Évangile, tout au plus une aide supplémentaire ad facilius operandum. Voir Tixeront, op. cit., p. 444-445. Cf. F. Loofs, art. Pelagius, p. 756 : « Cette grâce sans laquelle rien de bon ne se fait, cette communication intérieure d’une force surnaturelle, cette participa-