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MÉRITE. TRADITION ORIENTALE : LES ALEXANDRINS


avec insistance, Dogmengeschichte, t. iii, p. 52, se ramène, en somme, même aux yeux des historiens protestants que le culte des synthèses n’aveugle pas entièrement sur les faits, à des nuances de pure forme. Rien n’est, en effet, plus facile que de se rendre compte qu’il existe sur ce point, entre les Grecs et les Latins, une parfaite identité de fond.

1. Clément d’Alexandrie.

Dans le grand mouvement de gnose chrétienne qu’a développé l’École d’Alexandrie, on sait que Clément s’est appliqué de préférence à la morale. Mais, tandis que Tertullien et saint Cyprien étaient avant tout des moralistes pratiques, Clément, même sur ce terrain, reste philosophe et spéculatif. De plus, ceux-là s’adressaient à la masse des chrétiens, tandis que celui-ci vise expressément l’élite des parfaits. Par suite de cette double tendance, son œuvre porte une empreinte de mysticisme qui tranche avec la tournure positive et réaliste des Latins. Ce qui ne doit pas empêcher de reconnaître, à la base ou au terme de ses spéculations, les principes essentiels qui lui sont communs avec eux. Voir G. Bardy, Clément d’Alexandrie (Jans la colle-lion des Moralistes chrétiens), Paris 1926.

a) Aspect mystique de la vie chrétienne. — Tout l’effort de Clément tend à tracer l’idéal du « gnostique » chrétien. Et pour cela il demande, bien entendu, la foi, qui doit s’épanouir en contemplation, mais aussi la charité qui fructifie en œuvres. Voir Clément d’Alexandrie, t. iii, col. 188-195. Seulement cette pédagogie spirituelle semble tout d’abord trouver en elle-même sa récompense. Le but, en effet, étant de s’assimiler à Dieu, ibid., col. 173-174, l’amour et la pratique du bien y suffisent sans autre considération. Clément va même jusqu’à exclure de la parfaite morale la préoccupation intéressée des récompenses ou des châtiments : son gnostique doit s attacher au bien en soi, alors même qu’il ne devrait en retirer aucun profit. Strom., iv, 22, P. G., t. viii, col. 1345-1356.

b) Aspect moral de la vie chrétienne. — Jusque dans ce programme d’absolu mysticisme, on voit néanmoins que notre philosophe ne veut envisager qu’une hypothèse extrême. Car il sait que la « gnose » divine n’est pas séparable du « salut éternel », ibid., col. 1348, et qu’il est impossible que Dieu se désintéresse de nos actes. Ibid., col. 1356 B. Aussi lit-on ailleurs qu’après avoir invité le juste à se rendre semblable à Dieu, Strom., vii, 14, t. ix, col. 520 A, il lui fait entrevoir aussitôt qu’on devient ainsi « ce fils complet, cet homme saint, impassible, gnostique, parfait, formé par la doctrine du Seigneur, afin que, après s’être attaché au Seigneur en œuvres, en paroles et en esprit, il reçoive cette demeure qui est due à celui qui s’est conduit de la sorte ». Ibid., col. 521 C.

La recherche idéaliste du bien pour lui-même n’est donc pas exclusive, chez Clément, du sentiment moral de la valeur personnelle et de la sanction qu’elle comporte. « Ceux qui n’ont pas fait le mal, avait-il dit plus haut, espèrent recevoir la récompense de leur abstention ; celui qui a fait le bien par pure préférence réclame le salaire du bon ouvrier, ànourel tôv [AiaOôv we ; èpYctTïjç àyaOôç. Il le recevra double, et pour ce qu’il n’a pas fait (de mal], et pour ce qu’il a fait de bien. » Strom., vii, 12, t. ix, col. 501.

c) Valeur des œuvres humaines. — Et comme le travail, même des bons ouvriers, est inégal en ce monde, il s’ensuit qu’inégales aussi doivent être les récompenses. — Notre moraliste lit cette vérité dans le texte de Joa., xiv, 2, qui parle de « plusieurs demeures dans la maison du Père », et ne manque pas d’observer qu’elles sont réparties xa-r’àvaXoytav (îîcov, selon —rà ; y.y.-’à ; îav ox<popàç ttje ; àpsTÎjç. Strom., iv, 6, t. ym, col. 1248. Cf. ibid., vi, 14, t. ix, col. 337 : y.y.-’dcÇtav tûv Ttiaxe’jaàvTwv. Toutes expressions

qui sont l’équivalent grec du latin meritum. Aussi était-il question, un peu plus haut, ibid., col. 329, de la juste rétribution qui nous attend à la mesure de nos œuvres : àïtoXôyw ; ÈxSéyeaOai aùv xai Tfl tûv ëpycov àvTa7ToS6aei te xal àvxay.oXooOia :.

C’est ainsi que la notion de mérite, loin d’être exclue, est appelée par le mysticisme de Clément.

2. Origène.

On a dit d’Origène qu’il « manifeste partout des préoccupations plus ecclésiastiques… que celles de Clément ». J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. i, p. 318. Il en est tout particulièrement ainsi dans la question de la valeur des œuvres humaines, où, sans cesser de se montrer philosophe, Origène se révèle plus théologien. Ce qui l’amène à poser nettement les données diverses du problème surnaturel.

a) Réalité du mérite humain. — Il n’est besoin que de se référer à sa doctrine du jugement divin pour y voir qu’il doit consister à rendre à chacun selon ses œuvres. Ce qui s’oppose tout à la fois au fatalisme des hérétiques et au fidéisme superficiel de certains chrétiens. Et primo quidem excludantur hæretici qui dicunt bonas vel malas animarum naturas et audiant quia non pro natura unicuique Deus sed pro operibus suis reddet. Secundo in loco œdi/icentur fidèles, ne putent sibi hoc solum sufficere posse quod credunt, sed sciant justum judicium Dei reddere unicuique secundum opéra sua. In Rom., ii, 4, P. G., t. xiv, col. 878. Cf. De princ, III, i, 6, t. xi, col. 257. Pour traduire la valeur de ces œuvres, le terme de mérite vient ailleurs tout naturellement sous la plume de son traducteur Rufin. Dubium non est in die judicii juturum quod separentur boni a malis et justi ab injustis, et singuli quique pro merito per ea loca quibus digni sunt distribuante judicio Dei. De princ, II, ix, 8, t. xi, col. 232. Cf. I, prolog., 5 : Anima… cum ex hoc mundo discesserit pro suis meritis dispensabitur. Et encore, IV, xxiii, col. 392 : èxtojv èvTaù8a TceTCpayjiivcûv ùty.ovoji.otivToa. Voir C. Verfaillie, La doctrine de la justification dans Origène, Strasbourg, 1926, p. 114-116.

Aussi n’est-il pas étonnant de rencontrer chez lui, à l’occasion, la terminologie « commerciale » des Occidentaux ses contemporains, qu’on ne saurait évidemment imputer tout entière à l’initiative du traducteur. Le péché originel nous constitue dans un état de dette vis-à-vis de Dieu : Debilores enim cfjecti sumus secundum illum qui primitus acceptum immorlalilalis et incorruptibililatis censum in paradiso perdidit. Pour apurer cette dette, Dieu nous donne ses commandements : Idcirco ergo et prsecepta donantur ut débita persolvamus. La preuve, c’est qu’en les observant nous sommes des « serviteurs inutiles », qui ont simplement fait ce qu’ils « devaient faire ». Mais il reste des actes, tels que la conservation de la virginité perpétuelle, qui ne sont pas l’objet d’un précepte : Verbi causa virginilas non ex debilo solvitur, neque enim per preeceptum expetitur, sed supra debitum ofjertur. Et la conclusion évidente, bien que l’auteur ne l’exprime pas, c’est qu’à ces œuvres surérogatoires, supra debitum, un mérite spécial est attaché. In Rom., x, 14, t. xiv, col. 1275.

Origène est si peu enclin à perdre de vue la réalité de ces « mérites » qu’il prétend justifier par ceux que nous avons acquis dans un monde antérieur l’inégalité des conditions humaines dans celui-ci. C’est par là seulement qu’il peut s’expliquer la justice du gouvernement divin, dum inœqualilas rerum retributionis meritorum servat œquilatem. De princ, II, ix, 8, t. xi, col. 233 ; cf. III, i, 17, col. 285. Voilà pourquoi il s’attache à prendre longuement la défense du libre arbitre. Ibid., III, i, col. 249-303. Cf. Verfaillie, op. cit., p. 36-38, 94, 101. Affirmation et démonstration d’une incontestable vérité chrétienne, qu’il ne faut évidemment pas solidariser avec l’explication qu’elle reçoit