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    1. MÉRITE##


MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : TERTULLIEN

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De notre part, ce droit à la rémunération se traduit aussitôt pour Tertullien en catégories juridiques, presque commerciales. Si l’acte bon nous vaut un mérite qui fait de nous les créanciers de Dieu, bonum factum Deum habet debitorem, l’acte mauvais, au contraire, nous rend ses débiteurs. De oral., 1, t. i, col. 1162. Mais nous avons le moyen d’éteindre cette dette par les compensations de la pénitence : Pœnitentiæ compensatione redimendam proponit impunitaicm. De partit., 6, 1. 1, col. 1237.

Tertullien introduit ainsi logiquement l’idée de satisfaclio, qui signifie parfois la fidélité normale aux préceptes de Dieu, De orat., 18, t. i, col. 1178, cꝟ. 23, col. 1192. mais surtout la réparation qui lui est due en cas de péché. A ce titre, elle comporte des œuvres laborieuses, des afflictions volontaires, dont le De pœnitentia trace le tableau en même temps qu’il en développe les motifs et les fruits. Voir surtout 7, 10-11, t. i, col. 1240-1242, 1244-1247. Cf. De resurrectione carnis, 8, t. ii, col. 806.

c) Le principe du mérite. — On a retenu, d’ordinaire, comme principale caractéristique de Tertullien cette présentation juridique du christianisme, qui n’intéresse guère, en réalité, que la forme de sa doctrine, dont la substance n’est autre que le fond permanent de l’Evangile et de toute religion. En tout cas, outre ce développement en surface, la théologie du mérite a reçu de lui un développement en profondeur d’une tout autre importance.

Non content, en effet, d’affirmer la réalité du mérite, Tertullien a déjà dégagé ce qui en forme le principe. La plus simple réflexion suffisait à dire que le mérite suppose la liberté et que la liberté engendre à son tour le mérite. Tertullien, lui aussi, revendique dans ce sens l’existence du libre arbitre. De anima, 21-22, t. i, col. 727-728 ; Adv. Marc, II, vi, t. ii, col. 317-318. Mais de plus il y montre en quelques mots une source objective de valeur. Non est bonæ et solidæ fldei sic omnia ad voluntatem Dei referre… ut non intelliganius esse aliquid in nobis ipsis. De exhort. castitatis, 2, t. ii, col. 964. Et ceci ne vaut pas seulement pour le mal, dont notre théologien déclare aussitôt, ibid., col. 965, qu’il vient ex nobis ipsis, mais encore pour le bien : Quædam enim sunt divins ; liberlalis, quædem nostræ operationis. Ad uxorem, i, 8, t. i, col. 1400.

Il n’est pas inutile d’observer que protestants et catholiques, cf. Schulz, p. 24, et Tixeront, p. 408-409, s’accordent à reconnaître que Tertullien proclame la nécessité de la grâce pour tout acte bon. Voir, par exemple, De anima, 21, t. ii, col. 727 ; De palientia, 1, t. ii, col. 1361. Mais on voit que la part de la Cause première ne lui fait pas oublier celle de la cause seconde. Et c’est de quoi l’orthodoxie protestante se montre à bon droit choquée. « L’élément anti-chrétien dans cette doctrine du mérite se montre en ce que… l’activité de l’homme apparaît, a iôté de la grâce de Dieu, comme un facteur absolument autonome, et de si éminente valeur que la béatitude n’est plus seulement pour l’homme un présent divin, mais un salaire auquel ses actions donnent un droit fondé. » Wirth, op. cit., p. 58. C’est justement par là que Tertullien doit compter dans la tradition catholique comme un des plus heureux interprètes de la foi chrétienne, dont le premier peut-être il analyse en philosophe le fondement, rf) Sources du mérite : Les œuvres méritoires. — Tel étant le facteur essentiel du mérite, peu importe l’occasion immédiate qui lui fournit l’occasion de s’exercer.

Suivant les préjugés irréductibles de la Réforme, H. Wirth, op. cit., p. 17-22, voudrait subordonner toute la doctrine de Tertullien en la matière à celle

des œuvres surérogatoires. Il s’appuie sur le De exhort. cast., 1, t. ii, col. 963, où l’auteur, distinguant entre ce que Dieu autorise et ce qu’il veut, c’est-à-dire préfère, donne cette règle générale : Nemo indulgentia (Dei] ulendo promeretur, sed voluntati obsequendo. Or ce point de départ est assez justement contesté par Loofs, DogmengeschicMe, 4° édit., Halle, 1906, p. 165, comme entaché de montanisme. En réalité, c’est là seulement un cas d’espèce. Car, ainsi que le reconnaît plus exactement H. Schultz, p. 26, Tertullien entend que la loi de notre être moral est la soumission à Dieu comme au maître dont nous sommes les serviteurs. Dans cette fidélité normale il faut voir une occasion de mériter : Artificium promerendi obsequium est. De patientia, 4, t. i, col. 1366. En effet, comme il l’a dit ailleurs. De pœnitentia, 7, Ibid., col. 1351 : Timor hominis Dei honor est. De ce chef seul, il y a donc lieu de s’attendre à des sanctions méritées : Sicut de contemptu. .. poena, ila et de cultu… speranda merces. Adv. Marc, IV, xxxviii, t. ii, col. 461. Aussi bien tout ce qu’on a vu plus haut, col. 620, de la dispunctio meriti qui doit avoir lieu au jour du jugement s’applique-t-il uniquement à l’usage que chacun aura fait de sa liberté à l’égard du service dû à Dieu. Il faut donc entendre que les œuvres surérogatoires sont seulement la source d’un mérite plus grand. C’est pourquoi Tertullien exhorte aux renoncements volontaires de meliori bono. Ils ne deviennent obligatoires que pour le pécheur, qui trouve là le moyen de compenser auprès de Dieu la dette de son péché. Et c’est ainsi que les pratiques de l’ascétisme chrétien deviennent des sacrifices. Harnack, DogmengeschicMe, 1. 1, p. 463467. La raison de cette valeur, en vertu du principe posé ci-dessus, est sans doute, encore que Tertullien ne l’énonce nulle part expressément, que ces sortes d’actes, parce que plus difficiles, impliquent une plus grande part de volonté. On ne voit toujours pas ce qui pourrait donner à H. Wirth, op. cit., p. 25, le droit d’attribuer « un caractère plutôt passif » au mérite qui en résulte.

Ce même principe permet de comprendre le rapport entre les deux idées de satisfaction et de mérite. Pour H. Wirth, op. cit., p. 25-37, le mérite serait dû au surplus de la satisfaction, c’est-à-dire à ce qui dépasse les strictes exigences de la loi divine. Avec beaucoup plus de raison, H. Schultz, toc. cit., p. 27, ramène la satisfaction à une variété du mérite, c’est-à-dire à la manifestation qu’elle suppose du prix de nos actes dans l’ordre moral.

Obsédés par une conception incurablement pessimiste de la nature humaine, les historiens protestants vont chercher la genèse de cette doctrine du mérite dans les influences combinées de l’esprit juridiquee ! de la philosophie stoïcienne, voire du paganisme. Wirth, op. cit., p. 54-73. Cet acharnement se conçoit sans peine du moment qu’il est entendu que « Tertullien a donné le ton à tout le christianisme occidental ». J. Kunze, art. Verdienst, p. 502. Et c’est pourquoi il y a un intérêt majeur à se rendre compte, non seulement que ces catégories juridiques ne sont qu’un vêtement de surface superposé au fond de la morale et de la théodicée chrétiennes, mais que de ces réalités religieuses cette terminologie a pu favoriser un réel approfondissement.

2. Saint Cyprien.

« A cause de son montanisme, Tertullien n’a pas eu sur l’Église toute l’influence qu’il aurait pu exercer. Mais ce qu’il avait élaboré est passé chez Cyprien », et celui-ci fut jusqu’à saint Augustin « l’écrivain ecclésiastique par excellence » de l’Occident. Or, « dans son important écrit De opère et eleemosynis, les idées de Tertullien sur le mérite et la satisfaction sont strictement développées et presque sans aucun égard à la grâce de Dieu ». A. Harnack,