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MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME


même dans la conception rabbinique, la grâce divine ait sa part.

b) Rôle du mérite individuel. — Il n’est pas douteux cependant que la prépondérance ne soit ici franchement accordée au mérite de l’homme

A chaque précepte divin correspond une rémunération déterminée ; pour chaque bonne action Dieu a un trésor spécial. Schemtth rabba, c. 45. C’est pourquoi la Thora contient plusieurs prescriptions, pour qu’Israël puisse multiplier ses droits à la récompense. Maccoth, 23 b. Si le salaire de chaque commandement n’est pas connu, c’est pour que l’homme ne se jette pas sur ceux qui en comportent un plus élevé. Debarim rabba, c. 6. Ce qui d’ailleurs entraîne comme conséquence, jiote très justement F. Weber, op. cit., p. 302, que « la pensée de la récompense ne soit pas l’unique règle de la conduite humaine ». En tout cas, ibid., p. 303, « l’accomplissement du devoir a le caractère d’un don fait à Dieu et la récompense est une rétribution de Dieu ».

Toutes les œuvres de la Loi donnent lieu à un mérite, mais dans la mesure des charges qu’elles imposent. Les plus faciles auront une récompense : a fortiori celles qui réclament des sacrifices ou font courir des dangers. Tanchuma, Bo 11. De toutes la plus importante est l’observation du sabbat : elle remplace la dîme pour les Juifs de la Diaspora. « Si quelqu’un consacre quelque chose au sabbat, le sabbat ne manquera pas de le lui payer. » Schabboth, 119 a. L’aumône a une valeur toute particulière, parce qu’elle est une œuvre surérogatoire. Voir sur ce dernier point W. Bousset, Die Religion des Judentums, p. 395.

Le mérite s’applique d’abord à la destinée individuelle. A celui qui les accomplit avec fidélité les bonnes œuvres assurent, bien entendu, les bénédictions de la vie présente, mais aussi de la vie future. La théologie rabbinique distingue entre le capital et les revenus : « Celui-là est réservé pour le monde à venir, tandis que de ceux-ci on profite dès maintenant. » F. Weber, op. cit., p. 305. Et il est bien évident que de ces deux formes de rétribution la première est la plus importante. « Ici-bas celui qui observe les commandements ne sait pas quel salaire lui sera donné de ce chef. Dans l’autre monde, quand il verra ce salaire, il en sera étonné ; car le monde entier ne le peut comprendre. » Schemoth rabba, c. 30.

Mais là ne se borne pas le rôle du mérite : Dieu en a fait un des ressorts de sa Providence, de telle façon que ses actes les plus solennels dans l’histoire du salut ont pour condition les bonnes œuvres des saints. « Une chose en entraîne une autre ; c’est ainsi que la conduite de Dieu se règle d’après celle de l’homme. » Bammidbar rabba, c. 14. « Abraham avait une telle dignité devant Dieu que c’est en vue de lui qu’il créa le monde. » Pesikta, 200 b. Mais le mérite de Noé soulève des contestations : d’aucuns tiennent qu’il fut assez grand pour sauver le monde au moment du déluge, tandis que d’autres le trouvent insuffisant pour cela. Beresch. rabba, c. 29-30. Ainsi les événements de l’Exode ont leur cause, au moins partielle, dans l’attachement dont témoignait le peuple pour la loi de Jahvé. De même en sera-t-il pour la suprême rédemption qui l’attend à L’avenir. Voir F. Weber, p. 3J7-312.

Un fait cependant procède de la pure libéralité divine, tout comme la pluie et les astres du ciel : c’est le don de la Thora. Schemoth rabba, c. 41. Jusque-là c’est la grâce qui régnait et Israël n’avait encore aucun mérite ; c’est depuis lors seulement que sa conduite détermine celle de Dieu à son endroit, Bammidbar rabba, c. 12. Ce qui veut dire que, jusqu’en cette rhéologie mercantile, où tout se règle entre Dieu et

l’homme suivant la stricte procédure du doit et de l’avoir, un certain soupçon se fait jour qu’à la base de tous nos mérites il faut présupposer un libre engagement divin.

c) Rôle de la solidarité et réversibilité des mérites. — On n’aurait pas une idée complète du judaïsme rabbinique si l’on n’ajoutait que la notion de solidarité, déjà constatée dans les plus anciennes couches de la Bible, voir plus haut, col. 579, y avait pris un développement considérable, en vue de remplacer ou de majorer, suivant les cas, les mérites individuels. Voir F. Weber, op. cit., p. 292-302.

Cette idée s’applique d’abord et surtout aux mérites des anciens Pères. Jean-Baptiste devait gourmander, Matth., iii, 9, ces Juifs qui se fiaient, pour échapper à la colère divine, sur ce qu’ils étaient des fils d’Abraham. Cette conviction populaire reflétait exactement la doctrine des écoles. « De même que le sarment est soutenu par le roseau, ainsi l’est Israël par le mérite de la Thora, qui fut écrite au moyen d’un roseau. Et de même que le sarment s’appuie sur un tuteur de bois sec, tandis que lui-même est verdoyant, ainsi Israël s’appuie sur le mérite de ses pères, bien qu’ils soient morts. » Wajjikra rabba, c. 36. Aussi la communauté peut-elle s’appliquer la parole de l’Écriture, Cant., i, 5 : Nigra sum sed formosa. « Je suis noire, dit-elle, par mes propres œuvres, mais belle par l’œuvre de mes pères. » Schemoth rabba, c. 23.

Par ces « pères » il faut entendre éminemment Abraham, Isaac et Jacob. Élie ne fut exaucé sur le Carmel que lorsqu’il eut rappelé leurs noms. Schemoth rabba, c. 44. Mais il faut également y ajo iter tous les justes qui les ont suivis, depuis Moïse et David jusqu’aux rabbins les plus récents que leur renom de sainteté avait rendus particulièrement vénérables. Wajjikra rabba, c. 2. Tous ces mérites réunis forment un capital qui est pour Israël comme un bien de famille ; c’est pourquoi les Juifs sont instamment mis en garde contre les alliances avec les races étrangères qui leur en feraient perdre le profit.

A ce commun trésor chacun, du reste, est invité à joindre sa part de mérites supplémentaires. « Si quelqu’un veut recevoir une récompense pour ses moindres bonnes actions, son mal ne lui sera pas pardonné. C’est un criminel qui ne laisse rien à ses enfants… Si les premiers pères avaient reçu leur salaire en ce monde…, d’où viendrait le mérite dont bénéficient maintenant leurs héritiers ? » Schemoth rabba, c. 44.

De ces tendances diverses, toujours complexes, souvent confuses, on conçoit que pussent résulter les états d’âme les plus différents. Le Nouveau Testament nous porte à considérer surtout, dans le judaïsme, ses abus ou ses défaillances. D’instinct on pense tout d’abord au pharisien classique, dont l’Évangile a tracé le portrait, Luc, xviii, 11-13, cf. Matth., xxiii, 23-28, et dont tout l’horizon se borne au formalisme des pratiques extérieures. Saint Paul a popularisé le type du juif dévot, fier de sa race et de sa fidélité à la Loi, qui attend de Dieu le salaire de ses œuvres. Rom., ii, 17 ; iv, 4. Il serait injuste cependant de ne regarder qu’à ces produits inférieurs d’un judaïsme rétréci ou dévié. On n’oubliera pas que le Christ a aussi rencontré sur son chemin de ces « bons Israélites » dans lesquels il n’y avait pas d’artifice, Joa., i, 47 ; de ces docteurs qui savaient ramener toute la Loi au double commandement qui prescrit l’amour de Dieu par-dessus toutes choses et du prochain comme soi-même, Marc, xii, 28-34 ; de ces âmes droites et saines, comme celle du jeune homme riche, Matth., xix, 16-22, qui n’avaient plus qu’à s’élever au suprême renoncement que comporte l’Évangile. Si trop de branches stériles déparent le vieux tronc