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MÉRITE, POSITION DU PROBLÈME


suites, tandis que, pour les œuvres mauvaises, était créé, par opposition, le terme péjoratif de « démérite ». Le premier témoin connu de cette distinction est un poète latin du ve siècle, Claudius Marius Victor, Com. in Gen., ni, 448, P. L., t. lxi, col. 964 :

Quanti sit meriti divino credere Verbo, Demerili contra quanti non credere…’Au Moyen Age, le parallélisme de ces deux expressions était couramment reçu, témoin l’usage qu’en fait saint Thomas, Sum. theol., I a —II®, q. xxi, a. 3-4 : Ulrum actus humanus, in quantum est bonus vel malus, habeat rationem meriti vel demerili ?

Grâce à cette distinction, dont l’esprit ne peut plus aujourd’hui se défaire, le mérite arrive à prendre, surtout dans la langue vulgaire, la signification d’une valeur réelle dans l’ordre du bien. Mais, en soi, c’est un terme de relation, qui désigne le rapport d’un acte moral à ses suites normales, quelles qu’elles soient. L’idée qu’il évoque tient le milieu entre une relation physique appuyée sur des causes naturelles et ce qui serait une simple consécution accidentelle. A la différence de la première, le mérite appartient à l’ordre moral ; mais, à l’inverse de la seconde, il est fondé en raison. Il signifie donc, non pas ce qui est ou n’est pas, mais ce qui doit être : il est un titre inhérent à nos actes en vue d’une rétribution proportionnée ; il correspond au droit en matière de sanctions. Mais il est clair que cet aspect extérieur et relatif suppose une dignité intérieure en proportion, un état spirituel dont le droit à la sanction est la juste conséquence : de ce chef, la notion de mérite est inséparablement liée à celle de valeur.

Ainsi entendu, le mérite est un élément constitutif de la vie morale et sociale. On ne conçoit pas un acte humain qui ne soit porteur d’une valeur intrinsèque et n’assure à son auteur un titre réel à en recueillir les fruits, bons ou mauvais suivant le cas. Devant notre raison, le bien mérite à celui qui l’a fait louange et récompense, de même que le mal lui vaut blâme et châtiment. L’ordre social consiste précisément en ce que cette loi soit pratiquement observée.

Faut-il appliquer également cette notion dans l’ordre religieux ? D’une part, il n’est rien de plus rationnel tout à la fois et de plus instinctif que de concevoir Dieu comme le gardien et, au besoin, le vengeur de l’ordre moral. C’est pourquoi la conscience humaine, si souvent choquée par le spectacle de l’injustice, attend de lui qu’il rémunère les mérites à la mesure de chacun. A la base de cette foi se trouve la conviction élémentaire que nos actes, bons ou mauvais, sont en situation d’être rémunérés devant lui. La psychologie et la théodicée s’unissent donc pour donner au mérite une place essentielle dans nos relations avec Dieu.

D’autre part, comment ne pas tenir compte que Dieu est l’auteur de notre être avec tout ce qu’il peut avoir de bon ? Même dans l’ordre naturel, toute conscience éclairée doit bien reconnaître que nos bonnes œuvres sont, en somme, son œuvre. Prétendre à une récompense, se prévaloir d’un mérite devant lui, ne serait-ce pas le traiter comme un étranger à qui nous ne devons rien, alors qu’en réalité il est le maître à qui nous devons tout ? Cette difficulté s’aggrave dans l’hypothèse d’un ordre surnaturel, pour cette double raison que l’action prévenante et concomitante de la grâce y est une absolue nécessité, et que la récompense attendue est d’un caractère plus transcendant. Ainsi le sentiment religieux ne semble-t-il pas faire un devoir de nier le mérite que le sentiment moral impose d’affirmer ?

Sur ces données intrinsèques d’un problème déjà par lui-même asez délicat sont venues se greffer, par

surcroît, toutes les complications de la controverse. La Réforme était logiquement conduite par tous ses principes sur la grâce et la justification à prendre parti contre le mérite. Elle n’y a pas manqué.

Dès la première heure, en effet, cette notion est devenue une de ses plus puissantes machines de guerre, en lui permettant de formuler contre l’Église le grief de pclagianisme. Encore aujourd’hui ses défenseurs n’ont pas désarmé sur ce point et un théologien que nous rencontrerons souvent au cours de cette étude a pu écrire : « Cette position [négative ] à l’égard du concept de mérite est tellement liée à toute l’essence du christianisme évangélique, que les catholiques y trouvent avec raison le point proprement central de la contradiction religieuse qui oppose les deux confessions. » H. Schultz, Der sittliche Begriff des Verdiensles, dans Theol. Studien und Kritiken, t. lxvii, 1894, p. 597. Et il est aisé de comprendre combien cette lutte de quatre siècles a dû répandre sur ce problème de confusions et de préjugés.

Soit qu’ils aient subi l’influence du protestantisme, soit qu’ils obéissent à l’action de causes parallèles, certains milieux orthodoxes d’Orient professent une semblable opposition à la doctrine catholique du mérite. Voir S. Tyszkiewicz, Warum verwerfen die Orthodoxen unsere Verdiensllehre (d’après le théologien russe S. Zarin, Ascelism, Pétersbourg, 1907, p. 156 sq.), dans Zeitschrifl fur katholische Théologie, t. xli, 1917, p. 400-406.

Il s’agit, par conséquent, d’interroger la révélation chrétienne dans son ensemble sur l’immense question de la valeur des œuvres humaines devant Dieu. Par sa pratique et sa pensée générale, l’Église avait depuis longtemps résolu en une synthèse harmonieuse l’apparente antinomie de l’ordre moral et de l’ordre religieux. C’est cette foi que le concile de Trente a définie contre les négations de la Réforme, cependant que l’École s’appliquait à l’entourer des précisions et explications voulues pour mettre au point les données diverses du cas. Il en résulte une doctrine du mérite, qui complète et couronne le dogme catholique de la grâce.

Comme tout le système du surnaturel dont elle fait partie, cette doctrine vient au terme d’une longue élaboration, mais qui a dans la révélation divine son point de départ et son guide. On peut montrer, en effet, comment l’Écriture en a fourni les matériaux, que la tradition patristique et médiévale a progressivement analysés, en attendant que l’Église elle-même la dressât comme un élément de sa foi à rencontre du protestantisme qui lui en contestait la légitime possession. — I. La doctrine du mérite dans l’Écriture. IL Dans la tradition patristique (col. 612). III. Au Moyen Age (col. 662). IV. A l’époque de la Réforme (col. 710). V. Après le concile de Trente (col. 761).

I. LA DOCTRINE DU MÉRITE DANS L’ÉCRI-TURE. — Dominés par leur attachement exclusif au langage de la Rible, les anciens théologiens protestants accordaient beaucoup d’importance polémique au fait que le terme de « mérite » n’est pas scripturaire. A ce vocable d’invention humaine Calvin reproche : en effet, d’être tout à la fois inutile et malheureux. Cuperem eam servalam fuisse semper inler christianos scriptores sobrietatem ne usurpare, quum nihil opus foret, extranea a scripturis vocabula in animum induxissent, quæ multum pararent offendiculi, fructus minimum. Inst. chrét. (édit. de 1539), x, 50, dans Opéra, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t.. i, col. 769 ; le passage se retrouve encore textuellement dans l’édition définitive (1559), iii, 15, 2, ibid., t. ii, col. 579.

Aussi les controversistes catholiques se donnaient-ils beaucoup de peine pour montrer que ce terme n’est