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MENSONGE


juste titre, sévèrement appréciée, et il semble que, même parmi les théologiens, il y ait une tendance à la laisser de côté ; voir, par exemple, Tanquerey, op. cit., p. 180 sq. ; Veimeersch, Restriction mentale et mensonge, dans le Dict. npolog. de la foi ealhol., t. iv, col. 957. On lui fait d’ordinaire les reproches suivants :

. a) Celui qui use de restriction mentale ne respecte pas la vérité. La parole, en effet, n’est pas seulement l’expression de la pensée, elle en est surtout le véhicule ; c’est pour exprimer aux autres mes pensées intérieures qu’elle m’a été donnée par Dieu, et le mensonge consiste précisément à exprimer à autrui autre chose que ma pensée. Peu importe ma parole intérieure ; la parole extérieure seule est à considérer, puisque seule elle est vraiment une parole. Or la restriction mentale, par définition, reste intérieure et inexprimée ; elle ne modifie pas la parole en tant qu’expression extérieure de la pensée. Il reste donc qu’avec ou sans restriction mentale, la parole demeure fausse ; la pensée que je formule extérieurement n’est pas la pensée que j’ai dans l’esprit ; je pense une chose et j’en dis une autre ; c’est un mensonge que je profère ; malgré mes habiletés pour échapper au mot, je n’échappe pas à la chose. Qu’on retourne la théorie comme on le voudra, elle a une allure de pharisaïsme, prétendant concilier le respect extérieur de la loi et sa violation intérieure.

b) A supposer même que la théorie soit exacte, elle n’est pas pratique, parce qu’elle n’est pas à la portée de tous. Un homme habile, au courant de la théologie et assez avisé pour trouver instantanément la restriction qui convient, pourra s’en servir. Mais elle laisse désarmés les gens simples, peu roués, à l’esprit insuffisamment subtil qui ne sauront pas à temps trouver le biais qui les tirera d’affaire. Les pauvres gens qui n’ont que « l’esprit de l’escalier » seront réduits à dire des mensonges dans les cas où ils ne peuvent dire la vérité. La théorie des restrictions mentales n’est pas faite pour eux.

2° Théorie du « droit à la vérité ». — 1. Ce que c’est. — Voulant d’une part échapper à ces inconvénients et, d’autre part, justifier les décisions du bon sens qui ordonne ou permet en certains cas de parler contre sa pensée, Grotius et Pufendorf imaginèrent une nouvelle théorie du mensonge. Pour eux, le mensonge ne résulte plus simplement de la discordance entre la pensée et la parole ; ils y firent intervenir, comme élément essentiel, le droit du prochain à la vérité. Le mensonge est défendu ; mais il n’y a mensonge que dans le cas où celui qui parle lèse l’auditeur dans son droit. Cette théorie est en faveur chez presque tous les moralistes non théologiens, en particulier chez les universitaires. Certains théologiens ont commencé à l’admettre, par exemple, Tanquerey, op. cit., p. 180.

2. Critique. - — La théorie du droit à la vérité a pour grand avantage son utilité. On ne peut nier qu’elle rende parfaitement compte du droit que l’on a, dans les cas cités, de ne pas dire la vérité. Mais :

a) Elle repose tout entière sur une définition du mensonge qui n’a aucune attache dans la tradition et que le sens commun n’a pas admise. Et il paraît peu noimal de fonder une théorie morale sur une définition que l’on a inventée seulement pour y construire

ette théorie.

b) On ne dit pas assez en quoi consiste ce droit du prochain lésé par le mensonge. Est-ce un droit extrinsèque à la vérité elle-même ? Je comprends que le droit du prochain soit lésé dans le mensonge pernicieux ; je comprends encore que le prochain puisse avoir des droits spéciaux à recevoir une réponse exacte : le juge qui interroge un témoin a droit à la vérité, et de mqme le supérieur vis-à-vis de son infé rieur, le père vis-à-vis de son enfant, le confesseur vis-à-vis de son pénitent ; celui qui entend une instruction religieuse, une conférence morale Ou sociale, a droit à n’être pas trompé. Mais si ce n’est que cela, le mensonge ne sera-t-il plus défendu dans les conversations ordinaires où aucun intérêt spécial n’est engagé, où aucun droit spécial n’intervient ? Et si on dit que, même dans les relations ordinaires et banales, le prochain a droit à la vérité, il semble que le problème reste intact : le mensonge est simplement et toujours défendu. — Il y a donc des précisions à apporter pour que cette théorie résolve tous les cas.

3° Théorie qui nie la malice intrinsèque du mensonge. — 1. Ce qu’elle est. — Avec quelque timidité, certains théologiens ont pensé pouvoir abandonner la thèse augustinienne qui condamne tout mensonge comme intrinsèquement mauvais ; ainsi une brochure intitulée : Étude sur la malice intrinsèque du mensonge par un professeur de théologie, Paris, 1899 ; l’Ami du Clergé n’a pas caché sa sympathie pour cette position dans un article net et fortement motivé, 1900, p. 744 sq. Pour ces théologiens, le mensonge est défendu, mais non d’une manière tellement essentielle et foncière qu’il ne puisse devenir permis dans certains cas, où d’autres considérations interdisent de dire la vérité ou permettent de ne pas la dire ; ils ne voient dans le mensonge ni une immoralité essentielle, ni un outrage positif à Dieu, du moins dans les circonstances ordinaires ; « et dès lors, à ne s’en tenir qu’à la pure question du mensonge simple in se (ils le tiennent) pour licite, in gravi bus circumstantiis, entant que désordre matériel conscient, per accidens autorisé, comme l’homicide ». Ami du clergé, 1900, p. 745.

2. Critique.

On ne peut invoquer contre cette théorie, ni aucun argument théologique démonstratif, ni aucune raison absolument convaincante. Il semble qu’on ait le droit de s’en servir, en prenant ses précautions pour qu’elle ne donne lieu à aucun abus, et surtout en la complétant par d’autres considérations. Ses partisans d’ailleurs n’ont pas manqué de le faire.

Conflit des devoirs.

1. Exposé. — Certains

moralistes font appel aux principes qu’énonce la morale générale pour résoudre les cas où des devoirs sont en conflit apparent. Cf. Noldin, De principiis theologiæ moralis, n. 205 sq., Inspruck, 1920, p. 234 sq. Je me trouve en présence de deux obligations que je ne puis remplir en même temps ; accomplir l’une, c’est forcément sacrifier l’autre. Si je dis la vérité, je trahis un secret qui ne m’appartient pas, ou je cause la mort d’un homme ; si je veux garder le secret ou sauver la vie de mon prochain, il faut que je sacrifie la vérité. Entre ces deux devoirs, il me faut nécessairement choisir : je choisirai le plus important ; je sauverai la vie du prochain ; c’est un devoir qui prime le devoir de dire la vérité. Cf. Boulenger, La morale, Paris, 1920, p. 114 sq.

2. Critique. — Cette manière de voir, bien qu’assez nouvelle en théologie, paraît très juste et peimet de résoudre bien des cas. Toutefois elle n’est pas suffisante, parce qu’elle ne rend pas compte de toutes les solutions. Ce n’est pas seulement en présence d’un devoir supérieur que je puis parler contre ma pensée. Je le dois alors ; mais dans d’autres cas où je pourrais très licitement dire la vérité, où aucun devoir ne me l’interdit, je sais que je n’y suis pas obligé, par exemple pour échapper à des interrogations indiscrètes et ne point révéler mes fautes ou certains secrets personnels. Ici encore, la théorie a besoin d’être complétée pour rendre compte de tout.

/II. conclusion. — En combinant avec la doctrine traditionnelle ces diverses théories, qui ne se contredisent pas, mais se complètent, il est possible d’édifier une doctrine du mensonge, à la fois logique,