Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 10.1.djvu/288

Cette page n’a pas encore été corrigée
561
562
MENSONGE


selle est de s’élever à Dieu, et qu’on ne peut aller à Dieu, l’éternelle vérité, si on ne conforme à la vérité ses actes et ses paroles. Tract, in ps. xiv, G, P. L., t. ix. col. 304.

Seulement, s’ils condamnent le mensonge, ils savent qu’il y a des cas où la vérité peut être funeste à celui qui la dit ou à d’autres. Saint Augustin lui-même hésite devant la condamnation de certains mensonges nécessaires ou utiles, tels que la conscience des plus honnêtes gens ne les condamne pas. Ceux-ci n’hésitent pas, et. d’accord avec le sens moral commun, disent que le mensonge n’est plus alors un péché. Saint Hilaire Indique quelques-uns de ces cas : « Il arrive que le respect scrupuleux de la vérité soit difficile ; en certaines circonstances, le mensonge devient nécessaire et la fausseté utile : ainsi nous mentons pour cacher un homme à quelqu’un qui veut le frapper, pour ne pas donner un témoignage qui ferait condamner un innocent, pour rassurer un malade sur sa guérison. C’est le cas d’appliquer le conseil de l’Apôtre et d’assaisonner de sel notre conversation (Colos., iv, 6). » In ps. il V, 10, t. ix. col. 305.

Ces exemples montrent à quels cas saint Hilaire entend réserver la permission de mentir. Ce sont des cas. non pas absolument rares, mais néanmoins exceptionnels, où le mensonge ne lésera en aucune manière les intérêts du prochain, où, au contraire, des intérêts très graves demandent qu’on ne dise pas la vérité, parce qu’elle aurait des conséquences funestes. En semblables circonstances, un honnête homme sait bien qu’il n’a pas tort de ne pas dire la vérité ; pour prendre le cas le moins grave, il n’ira pas dire brutalement à son ami malade que les médecins l’ont condamné sans espoir. Saint Hilaire et les autres lui disent simplement qu’il n’a pas à s’inquiéter et qu’en un tel cas la loi de vérité ne l’oblige plus. Cette tolérance ne doit donc pas être entendue comme une apologie du mensonge, pas plus que comme un désaveu de la morale évangélique, mais seulement comme une expression de ce que dicte la conscience non faussée. Nous retrouverons d’ailleurs plus loin des cas semblables et il nous faudra les discuter.

Pour expliquer leur pensée, plusieurs de ces Pères recourent à une comparaison qu’avait déjà employée Platon, De Republ, t. III, Œuvres complètes (trad. Cousin), Paris, 1834, t. ix, p. 129. Il en est du mensonge comme d’un poison qui, pris sans discernement et en quantité notable, est nuisible, mais qui devient un remède sauveur si on l’emploie à petites doses et sur les indications d’un habile médecin. C’est ce que disait Origène dans ses Stromates, aujourd’hui perdues, dont un passage a été conservé par saint Jérôme, Apol. cont. Rufin, i, 18, P. L., t. xxiii, col. 412. C’est ce que Cassien expose à son tour : Ilaque taliter de mendacio sentiendum alque ita de eo utendum est, quasi natura ei insit ellebori, quod si imminente exitiali morbo sumptum luerit, fil salubre, exterum absque summi discriminis necessitate perceptum, præsentis exitii est. Collât., XVII, c. xvii, P. L., t. xlix, col. 1062.

Il était utile de signaler cette légère divergence dans la ligne de la tradition ; nous y trouvons comme une ébauche des théories plus compliquées qu’échafauderont les théologiens et les moralistes pour résoudre certains cas où on ne saurait, sans nuire au prochain ou sans manquer à un devoir grave, dire la vérité.

Enseignement de saint Thomas.

Après avoir

défini le mensonge et en avoir analysé les éléments, saint Thomas étudie la moralité du mensonge, II a —II iE, q. xc, a. 3 et 4. Sa doctrine peut se résumer en ces quatre idées :

1. Le mensonge est mauvais de sa nature. Cette affirmation qui a pour elle l’autorité de la sainte Écriture et celle de saint Augustin, s’appuie sur le

but pour lequel la parole a été donnée à l’homme. La parole est essentiellement destinée à signifier la pensée intérieure. C’est par conséquent la profaner et la détourner de sa fin que de la faire servir à déguiser la pensée. Art. 3. Le mensonge utile n’est donc pas plus licite que les autres. Mauvais par sa nature, puisqu’il contredit le plan du Créateur, le mensonge ne peut devenir bon par son but : Et ideo non est licilum mendacium dicere ad hoc quod aliquis alium a quæumque periculo liberet. Ibid., ad 4um. Bien plus, le mensonge joyeux, pure plaisanterie que l’on dit sans intention de tromper, à laquelle les auditeurs ne croiront pas, quamvis ex intentione dicentis non dicatur ad fallendum, nec I allât ex modo dicendi, a sa malice, si atténuée soit-elle. Ibid., ad 6um.

2. Cette condamnation absolue du mensonge, qui rejoint la tradition augustinienne, admet cependant une restriction. Après avoir dit qu’aucun but d’utilité ne saurait autoriser à mentir, saint Thomas ajoute : Licet tamen veritatem occultare prudenter sub aliqua dissimnlalione. A. 3, ad 4 om. Ces paroles, trop vagues pour que l’on puisse déterminer les applications que le saint docteur prévoyait comme légitimes, laissent cependant une place possible aux théories postérieures. C’est dans ce sens que le P. Sertillanges les entend : « N’est-il pas évident que la prudente dissimulation dont parle saint Thomas doit pouvoir rencontrer, lorsqu’elle est nécessaire, son moyen adéquat ? Or le silence, le refus de répondre à une question injuste ou indiscrète ne sont pas toujours ce moyen. Il est des circonstances où ne pas répondre, c’est répondre en un certain sens. Le répondant est « embarqué », dirait Pascal. Le seul moyen verbal qui demeure alors pour donner satisfaction à la vertu, c’est de proférer une apparente fausseté qui sera, au vrai, une vérité diplomatique, une vérité de convenance. » La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p. 308.

3. Quelle est la gravité du péché de mensonge ? Saint Thomas répond à cette question dans l’article 4. Ce péché peut être mortel, par l’objet sur lequel il porte : induire le prochain en erreur sur Dieu, la religion ou la morale, serait une faute très grave. Il peut le devenir encore par le but que se propose le menteur, s’il a, par exemple, l’intention de nuire gravement au prochain dans sa personne, dans ses biens ou dans sa réputation. En dehors de ces cas, le mensonge est un péché véniel. C’est en particulier de cette manière qu’il faut apprécier les mensonges joyeux ou officieux, à moins qu’une circonstance exceptionnelle ne les rende gravement scandaleux. Ad 5um.

4. A quelle vertu s’oppose le mensonge ? Non pas directement à la vertu de justice, sauf dans le cas du mensonge pernicieux ; mais à la vertu de veritas, de véracité : Mendacium directe et jormalitcr opponitur virtuti veritalis. A. 1. Or la véracité n’est pas la justice, mais seulement une vertu dérivée, et même d’assez loin, de la justice : elle s’y rattache seulement in quantum ex honestate unus homo alteri débet veritalis manifestalionem. Q. cix, a. 3. Ces derniers mots ont leur importance pour l’étude des cas spéciaux dont nous traiterons plus loin.

Conclusions.

1. L’Église n’a pas laissé corrompre

la belle morale de loyauté parfaite qu’elle a reçue du Christ et des Apôtres. Comme eux, elle continue à condamner le mensonge. Ce ne sont pas ses docteurs ou ses théologiens qui ont dit le cynique mot d’ordre : « Mentez, mentez hardiment » ; et ils ne peuvent pas davantage être rendus responsables de l’hypocrite déloyauté de Tartufe. Peut-être n’est-il pas superflu de faire cette remarque ; car il arrive que des esprits malveillants, pour avoir mal compris ou généralisé à tort, jettent sur la morale chrétienne le soupçon de déloyauté.