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MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE


quait leur réprobation comme peuple de Dieu et leur châtiment. Jésus néanmoins avait fait l’œuvre de son l’ère en organisant d’avance une Église, en dehors du judaïsme, et ouverte à toutes les nations. »

Certains critiques ont attribué à l’auteur du premier évangile une intention plus apologétique et polémique que dogmatique : saint Matthieu aurait visé, en l’écrivant, les juifs non convertis, afin de les convaincre de la mission et de la dignité messianique de Jésus. Mais, s’il s’était ainsi adressé aux Juifs pour les convertir, il semble qu’il n’aurait pas dû faire une si large place aux paroles sévères de Jésus contre les pharisiens, paroles qui ne pouvaient les disposer favorablement pour la nouvelle doctrine. En réalité le premier évangile a été composé à l’intention des communautés judéo-chrétiennes, pour les convertis du judaïsme, en vue de fortifier leur foi au Christ, et aussi de leur fournir des armes dans leurs controverses avec leurs anciens coreligionnaires. De là l’insistance de l’auteur sur les arguments qui pouvaient davantage toucher les juifs : il établit la messianité de Jésus surtout en montrant qu’il a accompli en sa personne et dans sa vie ce que les Écritures avaient dit par avance du Messie ; il présente le christianisme comme le véritable développement du judaïsme, en s’attachant à prouver que Jésus n’a pas rejeté la Loi, et que son enseignement ne faisait que la perfectionner, d’où il résulte que ce sont les Juifs incrédules eux-mêmes qui, par leur aveuglement volontaire, se sont exclus du salut messianique, auquel les païens sont appelés à leur place. Des sévérités de Jésus pour les pharisiens et les docteurs avaient leur raison d’être dans cette apologie du christianisme contre le judaïsme, en montrant comment ceux-ci avaient mal interprété la Loi et les prophètes, et étaient mal qualifiés par suite à se poser comme les guides religieux du peuple juif.

2° L’Évangile et la Loi. — Cette destination de l’évangile de saint Matthieu explique la place qui y est faite aux rapports de l’Évangile et de la Loi.

La question se posait vis-à-vis des Juifs non convertis ; elle se posait dans la communauté chrétienne elle-même, où l’on se demandait quelle attitude prendre à l’égard des pratiques du judaïsme. L’évangt liste s’est attaché à mettre en lumière l’enseignement de Jésus sur ce point, et c’est le thème principal du discours sur la montagne. L’idée fondamentale en est la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, qui trouve son expression la plus nette dans le texte capital, v, 17 : « Ne pensez pas que je sois venu pour abolir la Loi et les Prophètes ; je ne suis pas venu pour abolir, mais pour parachever, 7v>.7jpcoaat. » L’économie de la Loi et des Prophètes, c’est-à-dire de l’ancienne alliance, subsistera dans son ensemble, mais elle sera complétée et perfectionnée. Ce complément et ce perfectionnement ne seront pas obtenus par des précisions nouvelles ajoutées à la lettre des commandements, comme faisaient les docteurs juifs qui avaient surchargé de leurs commentaires minutieux et souvent puérils le texte des observances mosaïques : cette tradition des anciens, xv, 2, tradition purement humaine, xv, 9, et qui parfois aboutissait par son formalisme à se mettre en opposition avec ce qui était le plus nettement exigé par l’esprit de la Loi, xv, 6, Jésus la rejette. La justice de ses disciples devra être supérieure à celles des scribes et des pharisiens, v, 20, non point par une observation plus littérale des préceptes de la Loi, mais par une intelligence plus profonde, une pratique plus intérieure des commandements, interprétés dans l’esprit des deux préceptes fondamentaux de l’amour de Dieu et du prochain, auxquels tout est subordonné dans la Loi.

Certains textes semblent aller plus loin dans le sens du respect de la Loi, et l’on a voulu y voir une ten dance judéo-cluélienne qui différencierait le premier évangile des deux autres Synoptiques. Il est dit, v, 1819, que pas un seul trait de lettre ne passera de la Loi, et que celui qui la violera ou enseignera à la violer sera le plus petit dans le royaume des cieux ; la mention du sabbat, xxiv, 20, suppose que la loi juive sur ce point reste obligatoire pour les disciples de Jésus ; cf. aussi xxiv, 17-20, où ne figure pas l’incise : purifiant tous les aliments, qui se trouve dans le passage parallèle de Marc, vii, 19. On signale d’autre part, comme procédant d’un esprit analogue qu’on estime opposé à celui de saint Paul, certaines déclarations qui paraissent limiter à Israël la mission du Christ, xv, 24, et même l’apostolat de ses disciples, x, 5-6.

A ces textes, par ailleurs, s’en opposent d’autres qui marquent une tendance contraire. Saint Matthieu reproduit la parole sur le Fils de l’homme maître du sabbat, xii, 8 ; sur la miséricorde qui vaut mieux que le sacrifice, ix, 13 et xii, 7 ; surtout la déclaration sur le vin nouveau qu’il ne faut pas verser dans de vieilles outres, x, 17 ; déclaration qui, sans doute, ne vise directement que les pratiques pharisaïques, mais dont l’esprit annonce une rénovation spirituelle plus profonde, qui atteindrait les observances légales elles-mêmes devenues inutiles. D’autre part le premier évangile abonde en traits universalistes, en paroles qui débordent l’horizon purement israélite et annoncent l’entrée des Gentils dans le royaume, où ils prendront la place des juifs endurcis, viii, 10-14 ; xxv, 43. L’Évangile devra être prêché par toute la terre, xxiv, 14 ; xxvi, 13 ; xxviii, 20. L’évangéliste qui a reproduit ces déclarations ne peut avoir été un judéo-chrétien, au sens strict du mot, et certains critiques estiment en conséquence qu’on doit mettre non à son compte, mais au compte de ses sources, les traits qui ont une saveur judaïsanle, Goguel, Introduction au N. T., t. i, p. 437. Mais il faut plutôt se demander si cette apparence judaïsante n’est pas due parfois à ce que certaines paroles de Jésus, placées par l’évangéliste hors de leur contexte historique, risquent de recevoir une interprétation qui en fausse ou du moins en exagère la portée. Par exemple, le ꝟ. 19 du c. v sur l’observation minutieuse des commandements est placé par saint Luc, xvi, 17, dans un autre contexte. Les commandements dont il est question ne sont donc pas nécessairement les plus petits points de la Loi de Moïse, mais de la Loi de Dieu, telle qu’elle est proposée dans sa plénitude par Jésus.

On doit surtout, pour interpréter sainement ces textes, se placer dans le moment et les circonstances où Jésus a parlé. Il devait y avoir nécessairement, du vivant du Sauveur, et même encore quelque temps après, jusqu’à l’organisation définitive de l’Église, une économie provisoire, où la société religieuse nouvelle ne se dégagerait encore nettement du judaïsme ni territorialement, ni dans ses formes extérieures. Saint Matthieu semble avoir insisté, plus que les autres évangélistes, sur les paroles de Jésus qui se rapportaient à cette phase intermédiaire, et paraît avoir voulu marquer ainsi plus nettement la continuité du christianisme et du judaïsme. Son universalisme est par suite moins accentué dans l’expression que celui de saint Marc et de saint Luc. Mais il y a loin de là à faire de saint Matthieu un judéo-chrétien au sens ordinaire de ce mot. Comme le dit très bien le P. Lagrange, op. cit., p. clv, « il est plutôt préjudéo-chrétien, c’est-à-dire antérieur au moment où le judéochristianisme est devenu une thèse. Il est moins éloigné que Marc du berceau israélite. Il’n’est pas paulinien ; mais il n’est pas non plus en réaction contre Paul. Il est prépaulinien, n’ayant même pas les préoccupations dont Marc témoigne. »