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MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME


écrit E. Rey, ce sont ceux dont le législateur latin s’occupe le plus ; ils sont toujours présents à sa pensée, et ils en obtiennent une situation plus favorisée que toutes les autres populations indigènes. » Les colonies franques de Syrie, p. 76. Les maronites qui se flattaient, on l’a vu plus haut, d’avoir la même foi que les Francs se trouvaient tout désignés pour offrir leurs services aux Croisés et obtenir cette situation privi légiée. D’autre part, les localités indiquées par Guillaume étaient habitées par eux. Voir Lammens, Le Liban, t. i, p. 83, 121, 123 ; t. ii, p. 53-55. Aussi les écrivains les plus avertis de l’histoire du Liban et des maronites n’hésitent-ils pas à reconnaître en ces derniers les fidèles Syriens du c. vu de Guillaume. Cf. Lammens, La Syrie, t. i, p. 212 ; R. Ristelhueber, Les traditions françaises au Liban, Paris, 1925, p. 49-C’est donc un fait avéré que les maronites se trouvèrent ôtre en rapport avec les Francs dès 1099. Les circonstances renforcèrent ensuite ces relations, la grande majorité des croisés s’étant établis sur le comté de Tripoli, dont faisait partie le territoire maronite. E. Rey, op. cit., p. 33, n. 3, et p. 356 sq. ; R. Ristelhueber, op. cit., p. 53 ; G. Dodu, Histoire des institutions monarchiques dans le royaume latin de Jérusalem (1099-1291), Paris, 1894, p. 211.

Dès lors, peut-on concevoir que le peuple maronite ait attendu jusqu’en 1180-1181, époque où les Francs se trouvaient être divisés et leur royaume sur le point de s’effondrer, pour se laisser toucher par le souffle de l’inspiration divine et embrasser la religion d’un maître qui avait perdu l’auréole de son prestige ? Sans parler des scandales, de la dissolution des mœurs, qui avait même gagné le haut clergé de l’Église franque. A parler net, il faut être dépourvu de tout sens psychologique pour accepter le récit de pareille conversion. Ce récit est d’autant plus invraisemblable qu’à la veille des croisades les maronites se proclamaient en parfaite communion de foi avec les « Francs ». Voir les » Dix chapitres » adressés en 1089 par l’évêque maronite de Kaphartab au patriarche melkite d’Antioche, fol. 85 v, que nous avons cités plus haut.

Mais alors, comment Guillaume de Tyr a-t-il pu nous laisser le récit d’une conversion ?. Il est difficile de rien avancer de certain. Mais puisque nous en sommes réduits à des hypothèses, la plus vraisembable nous paraît celle-ci : Le schisme qui avait surgi à la mort d’Adrien IV (1 er septembre 1159) par l’élection de deux papes, Alexandre III et Victor IV, et qui prit fin en 1180, avait eu sa répercussion en Syrie : les uns étaient pour le pape légitime, les autres pour l’antipape. Guillaume de Tyr, t. XVIII, c. xxix, col. 741-742. Au jour de la soi-disant conversion des maronites, il n’y eut vraisemblablement qu’un acte de reconnaissance du pape légitime comme cela avait déjà eu lieu en 1131, à la suite de la double élection d’Innocent II et d’Anaclet II, en présence du cardinal Guillaume, légat du Saint-Siège en Syrie. Voir une lettre écrite en 1494 au patriarche Simon de Hadath par le savant maronite Gabriel Ibn Al-Qela’î (Qlaï, Bar Qlaï, Benclaius), dont un extrait est traduit par le P. Lammens dans la Revue de l’Orient chrétien, 1899, t. iv, p. 99-100. Dans cette lettre, Ibn Al-Qlea’î se réfère à des pièces authentiques, conservées non seulement aux archives du patriarcat maronite, mais à Rome : 8° siège (sic), archives ou bibliothèque de Saint-Pierre. (Douaïhi, ms. 396, fol. 98 v°, 92 v-93 r°). Quand la nouvelle de cet acte de soumission parvint à l’archevêque de Tyr, celui-ci, sous l’empire de l’impression produite par la lecture d’Eutychès d’Alexandrie, étendit la portée de l’événement et en fit une conversion du peuple maronite. Cette interprétation est confirmée

par l’imprécision de son récit. II consigne cet événement, comme en courant, dans un chapitre qui devait être entièrement consacré à toute autre chose : témoin le titre Noardini filius moritur. domino Mussulæ consanguineo suo hæredilale relicto. A notre avis, une autre explication de ce récit de Guillaume de Tyr concorderait mal avec l’ensemble des documents et des faits connus. Cf. Darian, op. cit., p. 309 sq.

Ce qui confirme encore notre manière de voir, c’est une note écrite de la main d’un contemporain, le patriarche maronite Jérémie, sur un évangéliaire manuscrit, conservé à la Laurentienne de Florence. Dans cette note, Jérémie raconte qu’il fut sacré métropolite en 1179 par la patriarche Pierre, au monastère de Notre-Dame de Maïfouq ; que, quatre ans plus tard, mandé par le seigneur de Biblos (Biblos faisait partie du comté de Tripoli), avec les évêques, les chorévêques et les prêtres, il fut élu patriarche, puis envoyé par eux à Rome ; que l’évêque Théodore fut chargé par lui de gouverner le patriarcat pendant son absence (Cod. syr. 1, fol. 6 v. Cette note a été publiée par Étienne-Évode Assémani, Biblioth. Med. Calai., p. xxviii, texte syriaque, et p. 17, traduction latine). Pas un mot de l’événement relaté par l’archevêque de Tyr. Pourtant, un fait aussi grave que celui de la conversion d’un peuple, aurait mérité d’avoir sa place dans une note de ce genre. Le silence de Jérémie prend encore une plus grande portée, si l’on considère que le patriarche se donne la peine de signaler dans cette note certains détails sans importance, comme le nombre des moines de Maïfouq et les noms de quelques-uns d’entre eux, et encore d’enregistrer ailleurs d’autres faits de ce genre, tel le décès d’une religieuse. (Voir un second évangéliaire de la Laurentienne de Florence, cod. syr. 2, fol. 1, dans Ét.-Év. Assémani, ibid., p. xxxiii, texte syriaque, et p. 26, traduction latine.)

En résumé, Guillaume de Tyr ne connaissait la foi des maronites que par Eutychès. Telle qu’il la rapporte, une conversion des maronites est invraisemblable, étant donné les circonstances. Son récit s’explique par une conversion entendue au sens d’une reconnaissance du pape légitime, et cela d’autant plus que l’historien des croisades place cet événement précisément à l’époque où se termina le schisme qui avait surgi à la mort d’Adrien IV. — C’e ? t Guillaume de Tyr qui a inspiré les auteurs postérieurs, notamment en Occident. Ainsi, Jacques de Vitry († 1240) reproduit son récit touchant les maronites, Historia Hierosolim., c. lxxviï, dans Bongars, Gesta Dei per Francos. Orientalis historiée, t. i, Hanovre, 1611, p. 1093-1094. Évêque d’Acre, puis cardinal-évêque de Tusculum, Jacques de Vitry a exercé sur les écrivains de son époque comme sur ceux des temps postérieurs une grande influence. A son tour, il est devenu une source d’information sur les origines religieuses des maronites. Cf. Marin Sanudo ou Sanuti, dit Torsello (f après 1334), Liber secretorum fidelium crucis super Terræ Sanctæ recuperatione et conservatione, t. III, part. VIII, c. ii, dans Bongars, op. cit., t. ii, p. 183. Sanudo, parlant, à cet endroit, des maronites, reproduit presque mot à mot Jacques de Vitry. Cf. aussi Nie. Glassberger, annaliste franciscain du xve siècle, qui s’approprie lui aussi les expressions de l’évêque de Tusculum, dans Analecta Franciscana, t. ii, Quaracchi, 1887, p. 453 ; Fr. Francesco Suriano (qui visita les maronites en 1515), Il trattato di Terra Santa et dell’Oriente, p. 68-69, notamment p. 68, n. 3. De la sorte, la conviction se créait en Occident, particulièrement à Borne, que l’Église marpnite était née de l’hérésie monothélite. Et l’on voit la généalogie de cette légende : par Guillaume de Tyr elle remonte à Eutychàs d’Alexandrie.