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327 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 323

dès qu’ils seront prévenus qu’on leur a simplement versé un cordial en ces belles coupes que sont des phrases éloquentes ? Tout le pragmatisme latent dans l’équivoque de Fouillée, dans le sens naturaliste de la force, a sorti son effet déprimant chez son disciple. Comment espérer conserver le respect, l’admiration, et « ce grain d’encens qui toujours brûle au cœur des hommes » (p. 99), et la joie de collaborer à l’ordre fraternel, s’il n’est que des faits conditionnés et conditionnants ? L’attrait que Guyau reconnaît dans l’homme pour l’universel, pour la vie raisonnable et bonne (p. 353) prouve en nous autre chose que des faits : V intelligence qui les juge du point de vue absolu. Quand nous aimons, dit-il, c’est dans l’éternel, pour la sagesse, la vertu et la bonté, p. 463 ; nouvelle preuve que le naturalisme est un faux point de vue. La nature qui déroule aveuglément son cours ne rend pas compte de ce" fait, de ce qui fut toujours l’âme des civilisations. Celles-ci ont progressé dans la mesure où elles n’ont pas cru au naturalisme. S’il n’est que des faits : qui sera juge ? Ni l’art, ni la science, nil l’amour du risque, ni la fierté stoïque en face de a mort n’ont chance de tendre notre vouloir qu’autant que la foi demeure dans la valeur de ces convictions. Mais si l’on nous assimille à une jeune folle, qui chaque jour se pare pour un fiancé de rêve, qui ne vient jamais, tout s’écroule dans le « riennisme ». Cf. Guyau, Essai d’une morale sans obligation ni sanction, p. 46 ; Fouillée, L’art, la morale et la religion d’après Guyau, 1892.

6. Si l’on s’en tient à certaines déclarations faites par H. Bergson (né en 1859) au P. de Tonquédec, sa philosophie réfuterait le panthéisme et le monisme ; d’elle « se dégage nettement l’idée d’un Dieu créateur et libre, générateur à la fois de la matière et de la vie ». Études, 20 février 1912.

Très louable intention, mais le sens obvie des textes y répond-il ? Un penseur ne peut-il s’illusionner sur le sens profond de son propre système ? En 1911, Revue de phil., octobre, M. Maritain qualifie le système de « panthéisme athée » et « d’évolutionnisme intégral » (p. 535, 539). Avant ses lettres au P. de Tonquédec, éciit Parodi, « il pouvait bien sembler que sa philosophie aboutît à une sorte de panthéisme vitaliste. » Philosophie contemporaine, p. 342. On a pu douter si la réalité dernière avec sa continuité anonyme et sa fécondité sans loi « ne nous ramène pas inévitablement à une manière de divinisation de la nature ? « P.343. L’étude des problèmes moraux offrira peut-être l’occasion à Bergson de lever cette ambiguïté. Mais son antiintellectualisme décidé, son sentiment profond de la contingence universelle et du seul droit d’être au « se faisant » font penser au naturalisme évolutionniste. Le P. Garrigou— La grange, O.P., écrit : « Dieu n’est plus simplex omnino et incommutabilis, il est « une réalité qui se fait à travers celle qui se fait » (Évol. créât., p. 269). Il n’est plus re et essentia a mundo distinctus, il est « une continuité de jaillissement » qui ne peut exister ni se concevoir sans le monde qui jaillit de lui. Il est cet élan vital antérieur à l’intelligence qui se retrouve en tout devenir, plus particulièrement dans celui qu’expérimente notre conscience » Dict. apologétique, t. i, 1909 col. 951. Le cardinal Mercier a appelé cette philosophie un « devenir panthéistique ». R ? vue néo-scolast., 1913, p. 272.

Bergson fait suprême confiance au sentiment de la vie vécue comme Guyau et aussi comme Ch. Dunan, Cours de philosophie, 1893-1898, p. 307 ; il espère y trouver de même le tréfonds des choses. Autant il écarte la mécanique de l’évolutionnisme spencérien, autant il répugne au finalisme, qu’il juge artificiel ; il préfère s’installer à l’intérieur même du mouvement. Le contact avec soi-même, vivant et durant, en une vie incessamment nouvelle et créatrice, nous i

livrerait le mot de la grande énigme ; en cette intuition vécue et primitive où l’esprit se tord pour ainsi à re sur lui-même, il saisirait son propre dynamisme à son jaillissement. La cosmologie devient ainsi une psychologie retournée ; tout est psychique à quelque degré ; tout est fluide et changeant comme les créations de la vie et de l’instinct, comme celles du génie. Un instinct qui en chacune de ses inflexions serait conscient de ses moyens aurait deviné le secret de la nature. Le moi-substance n’est plus qu’une certaine solidification fluide de ce grand courant qui soulève le monde. D’ailleurs partout ce sont des synthèses, des « touts » qui nous sont d’abord donnés, des « multiplicités-unes » que l’analyse fane, comme celle du chimiste qui ne voudrait trouver dans la flamme que des cendres et du charbon. L’intelligence serait une création pratique de la vie, elle identifie, elle solidifie, elle marque des limites et des arêtes aux choses, en vue de pouvoir répéter les mêmes actions utiles : manger, se défendre, se faire entendre d’autrui ; pour a commodité, elle travestirait le réel qui est toujours en interaction universelle et fluent. L’inconscient avec ses richesses virtuelles et sa souplesse serait bien plus foncier que le conscient. Il n’y aurait pas lieu de se demander quelle est la raison de l’être des choses : elles sont parce qu’elles sont ; le devenir trouverait en lui-même sa raison d’être. On peut donc se demander si, au lieu d’absorber, comme les anciens panthéistes, les êtres participés en Dieu, Bergson n’absorbe pas l’Être par essence dans les êtres participés et les choses du temps. L’évolution créatrice, p. 392-399, 209, 270, 108, 16, 298-323.

Dans sa partie critique cette philosophie nous sert grandement. Elle a montré le caractère artificiel du déterminisme mécanique et rétabli la réalité de l’esprit ; elle a mis fin à l’associationisme qui oubliait la continuité dynamique de notre durée ; elle a fixé le rôle seulement instrumental du système nerveux dans la vie consciente ; elle a prouvé l’effort interne des êtres, et que la parenté manifeste entre les vivants et en quelque sorte leur divergence sur des lignes d’évolution analogues, ne peuvent être dues simplement à l’accumulation par hasard de petites variations utiles (Darwin), ni à la simple action des milieux sur les organes en exercice (Lamarck). Qu’on explique donc par là, en efïet, les analogies entre les vivants concernant l’œil, l’oreille, l’assimilation et la désassimilation ! Mais pour mieux réfuter ces erreurs, elle a cru devoir abandonner l’être et l’intelligence ! Cf. Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, Matière et mémoire, 1896, L’évolution créatrice, 1907, L’énergie spirituelle, 1920.

Après les épuisantes ténèbres du mécanisme universel qui ne pouvait qu’engendrer le scepticisme radical, le bergsonisme parut l’aurore d’un monde nouveau. Le succès inouï des méthodes physicomathématiques avait fait prendre leur figuration, leur traduction des choses en langage de mouvements mesurables pour la révélation dernière. Bergson en dénonça l’artifice, après Boutroux, et prétendit nous offrir la plus expérimentale des métaphysiques ; mais cet empirisme radical nous fait lâcher l’être pour l’insaisissable devenir. Le sentiment de notre durée et l’intuition sympathique qui nous transporte au sein des êtres indéfiniment mobiles nous livreraient leur fugacité qui échappe à toute loi générale. L’universel n’est tplus que le signe pratique d’une attitude utile identique prise en face des mêmes objets : feuilleter un livre, semer du grain, désigner un chêne, pour lier le même au même, alors que tout est divers et glissant. Les principes représentent des artifices pratiques, des formules sur lesquelles chacun s’accorde et se repose, afin de pouvoir solidifier le savoir et déduire : autant