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325 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 326

La forme primitive de Ja pulsation de l’être, il l’a donc

vue dans la force, puis dans la vie, la conscience et la pensée, en continuité, Même les idées qui s’ordonnent et les cœurs qui s’harmonisent sont des forces qui se composent. D’ailleurs toute pensée du monde qui n’impliquerait pas en celui-ci quelque élément psychique serait un néant de pensée.

Concilier les points de vue est une bonne méthode, ainsi que mettre l’accent sur le mental ; mais Fouillée imagine encore beaucoup plus qu’il ne croit. Son idéeforce flotte entre le matériel et le spirituel ; physique et psychique seraient affaire de degré. Esquisse, p, 317 ; ailleurs le physique est pour la conscience un symbole. P. xxxiv, 317. De plus, est-elle une force qui cherche sa lumière, ou une lumière, une pensée, qui soumet la force ? Dans ie premier cas, voici le pur naturalisme ; dans le second, l’idéalisme. M. Parodi signale cette opposition mal réduite. La philos, contemp. en France, 1920, p. 48.

Fouillée reconnaît bien la synergie que manifestent la vie et la conscience, sans leur attribuer une substance sujet, une cause proportionnée. Attribuer à la matière primitive de telles virtualités, que celles-ci s’expliciteront peu à peu, de manière régulière et raisonnable jusqu’à la civilisation, ne peut que paraître une grandiose mais imaginative hypothèse. Nous avons signalé l’irréductibilité de la pensée à l’image, de celle-ci à la vie et au mouvement. Sous quelle forme virtuelle se trouvait donc la philosophie de Platon, et l’Évangile dans la nébuleuse ? Sa conception de l’universel déterminisme se concilie mal avec la morale. Sommes-nous finalement les théâtres-sujets où s’exerce l’action de l’idée attrayante du bien, ou, au contraire, des sujets capables d’initiative ? Dans le second cas, on rompt avec le déterminisme, puisqu’on introduit des commencements absolus ; dans le premier, où est notre mérite personnel ? Évidemment le théologien de la grâce dira que l’acte bon est tout entier de Dieu et tout entier du juste ; mais lui n’admet pas le déterminisme, chez Fouillée, le caractère sui juris de la personne est mal marqué. Ce n’est pas avec « un doute ultime et suprême qui concerne le caractère absolument libre ou absolument nécessaire du fond des choses », p. 372, que l’on peut fonder l’individualité morale et responsable. Identifier notre vouloir— vivre avec l’essor total de l’être, combien c’est dépasser l’expérience ! Fouillée a plus juxtaposé que concilié la pensée et la force. Cf. Lalande dans Revue philos., t. Lxxiii, p. 14, 72. Il a beau faire appel au mystère inévitable qui nous dérobe le fond des choses, il n’évite pas la contradiction. 5. De Fouillée, on ne peut guère séparer son beaufils, Jean-Marie Guyau (1854-1888). Beaucoup plus poète que métaphysicien, trop peu soucieux de cohérence en ses pensées et d’exactitude en ses critiques, il est surtout préoccupé de faire le bilan de l’évolutionnisme quant aux espoirs qu’il nous laisserait touchant les valeurs morales nécessaires à la vie des civilisations. Guyau crut trouver dans le sentiment complexe de la vie qui est effort, solidarité, expansion, fécondité, l’élément primitif et universel ; l’expérience d’une part, mais aussi l’évolutionnisme de Fouillée lui suggèrent cette pensée non moins qu’une sorte de vibration intérieure, écho un peu affaibli de la philosophie romantique. « La seconde amélioration dont le matérialisme a besoin pour pouvoir satisfaire le sentiment métaphysique, c’est avec la vie, de placer dans l’élément primordial au moins un germe de « psychique »… Le matérialisme devient en quelque sorte animiste et, devant la sphère roulante du monde, il est oblige de dire : elle vit… Elle est encore autre chose puisqu’elle pense en moi et se pense par moi… Le matérialisme croit faire de la science positive, il fait comme l’idéaliste de la poésie métaphysique, seulement ses poèmes

sont écrits en langue d’atomes et de mouvements. » L’irréligion de l’avenir, 1886, p. 433, 434. Nous nous contentons d’admettre, par une hypothèse d’un caractère scientifique en même temps que métaphysique, l’homogénéité de tous les êtres, l’identité de nature, la parenté constitutive… Le monde est un seul et même devenir. Au lieu de chercher à fondre la matière dans l’esprit ou l’esprit dans la matière, nous prenons les deux réunis en cette synthèse que la science même, étrangère à tout parti pris moral ou religieux, est forcée de reconnaître : la vie… Il n’y a pas dans l’univers d’être pour ainsi dire entièrement abstrait de soi… La vie par son évolution même, tend à engendrer la conscience ; le progrès de la vie se confond avec le progrès même de la conscience, où le mouvement se saisit comme sensation… Vie c’est fécondité… L’égoïsme pur serait une diminution, une mutilation de soi. Aussi l’individualité tend à devenir, par son accroissement même, sociabilité et moralité… action morale et acte de la pensée reliant l’individu à l’univers… Cette fécondité, en prenant mieux conscience de soi, se règle, se rapporte à des objets de plus en plus rationnels ; le devoir est un pouvoir qui arrive à la pleine conscience de soi et s’organise. P. 437 sq. La plus haute conception de la morale et de la métaphysique est celle d’une sorte « de ligue sacrée, en vue du bien, de tous les êtres supérieurs et même du monde ». P. 440. Mais l’évolution est aussi dissolution et mort ; qui limitera l’aveugle destruction ? « Quel Jupiter sera un jour assez fort pour enchaîner la force divine et terrible qui l’aura engendré lui-même ? » P. 442. L’éternité n’a pu aboutir qu’à notre monde ; c’est le demi-avortement de l’effort universel. La fleur divine sera-t-elle jamais cueillie ? Il y eut progrès pourtant depuis l’âge du renne. Nous héritons de l’effort de nos pères. La nature ne connaît d’autre loi qu’une germination éternelle. Le roseau pensant peut volontairement s’incliner lui-même, respecter la loi qui le tue. On n’enchaîne pas, d’ailleurs, l’océan de la vie, il faut laisser couler le flot éternel grossi de nos larmes et de notre sang : c’est tout ce qui reste de chacun. La survivance d’ailleurs serait-elle une supériorité ? L’amour finira peut-être par faire survivre réellement l’aimant dans l’aimé.

Des religions, seuls subsisteraient l’inquiétude métaphysique avec ses hypothèses, et l’appel profond de la nature vers une société meilleure des hommes entre eux et avec l’univers. L’unique source de la certitude résiderait en l’induction scientifique (Renan). Le prêtre ferait, pour le peuple, fonction d’artiste qui présente de hauts symboles consolants. L’idéal lui-même est peut-être un mensonge ? Qui sait s’il est un univers ou bien seulement des phénomènes solidaires sans aucune conspirante unité ? Art, philosophie, religion : autant de créations qui nous sauvent. Croyons donc à l’effort moral qui paraît soulever le monde : adorer ce n’est pas se prosterner, mais s’élever. Un jour un rayon de soleil frappa le front d’une montagne ; elle l’interrogea sur le ciel lointain d’où il venait ; mais brusquement le rayon se réfléchit dans la mer qui le renvoya dans les deux. P. 436. Voilà l’image de l’agnosticisme.

Guyau répète que le doute est tout à l’honneur du sage ; mais n’est-il pas dupe du scientisme d’une part et d’une poésie au vague grandiose, incapable de nourrir les générations ? La tradition spiritualisle et catholique maintint son âme, à son insu, à un niveau d’où l’eût fait déchoir le monisme déterministe. Quelle confiance garder en la pensée, : i elle n’est qu’une manière d’apaiser la sensibilité en quête de bonheur ? Ce pragmatime, ce lyrisme frémissant, que goûtait tant Nietzsche en lisant Guyau, tombent dès que s’éveille l’esprit critique. Les hommes consentiront-ils longtemps à se duper, à se renoncer pour le bien commun,