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MATÉRIALISME, CRITIQUE


sensations et d’impulsions, qui, vus par une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations nerveuses, voilà l’esprit. » De l’intelligence, t. i, p. 69. Et Lachelier († 1919) : « Nous ne sommes à nos propres yeux que des phénomènes qui se souviennent les uns des autres, et nous devons reléguer le moi parmi les chimères de la psychologie. » Psychologie et métaphysique, p. 118. Renouvier, professa un idéalisme analogue.

Ces philosophes se tirent de la difficulté avec des mots : association, connexion, faisceau, souvenir, je, nous, auxquels il faut bien pourtant un contenu réel : explicitons-le, et nous redécouvrirons l’âme-sujet, comme déjà le faisait Reid. Œuvres, t. iii, c. IV.

Si, comme l’avouent les phénoménistes, chacun de nos états porte le cachet du moi — ce sont bien les désirs d’un tel. par exemple — comment expliquer, sans ce moi réel, leur « facteur commun », si l’on peut dire, et cette équation personnelle ? Comment peuvent-ils toujours offrir ce même « dedans » ? Comment pourront-ils se sommer eux-mêmes, dans une vue d’ensemble sur notre vie ? Ils s’associent, mais sans lien qui les groupe, comme si dix hommes qui s’ignorent et prononcent chacun l’un des mots d’une phrase, pouvaient vraiment l’exprimer avec son plein sens ! Omne divisibile indigel aliquo continente et unie rite partes ejus. Contr. Genl., II, 65, a. 3.

La perpétuelle communion du courant de conscience au moi personnel indique autre chose qu’un tas ou une succession, même dans le cas de conversion. Après son baptême, saint Augustin retrouvait dans son passé des éléments en continuité avec son nouveau moi. Comment concevoir que des états disparus depuis cinquante ans soient encore présents par le souvenir, si tout s’écoule, comme Taine, aime à le redire après Heraclite ? S. Mil] reconnaît plus justement que c’est là un impénétrable mystère ! Examen de la philosophie de Hamilton, p. 235.

2. La substance de l’âme est simple.

C’est-à-dire elle n’est pas composée de parties quantitatives, ni de phénomènes psychologiques juxtaposés ; mais comme son existence ne lui est point essentielle, en l’ordre métaphysique, elle reste, comme toute créature, composée d’essence et d’existence. Cf. De ente et essenlia.

La sensation, par exemple, d’un volume, d’une mélodie, d’une douleur, la comparaison de plusieurs sensations (Euler, Lettre à une princesse d’Allemagne), la déduction ainsi que le jugement, consistent dans la coexistence du complexe et du simple, du multiple et de l’un. Une mélodie ne saurait être une simple succession de notes, une douleur, un million de vibrations nerveuses, un jugement, une juxtaposition d’idées ; il faut un centre unique, un comparateur sans parties fractionnées définitivement, autrement toute raison d’unité disparaît « Dès l’origine, la conscience revêt ce caractère de synthèse…, une activité mentale qui lie les éléments… et suppose l’individuafité. Hofïding, Psychologie, p. 62, 83, 84. Si les Allemands se sont trop laissé impressionner par l’unité des êtres qui les a orientés vers le panthéisme, les Anglais ont trop exclusivement vu leur multiplicité qui conduit à l’associationisme et au pluralisme. Synthèse, liens, rapports éprouvés en nous-mêmes, ou devinés, dans le monde extérieur exigent d’abord chez nous une unité supérieure, Boirac, L’idée du phénomène, 1894, p. 323, et cette unité ne peut être une simple forme ou une loi, elle doit être une force, une cause. Comprendre, apprendre, inventer, en effet, c’est unifier, c’est saisir des rapports ou en mettre en’euvre.

Notre moi, spontanément, se croit identique à travers ses changements ; cette foi, même illusoire, n’au rait pu naître, si nous ne sommes qu’un tas de faits qui s’écoulent pour être remplacés. Dans notre moi, convergent notre présent, notre passé et déjà notre avenir par nos espoirs, nos facultés appliquées à la même fin, nos souvenirs et nos désirs : toujours avant tout une synthèse active ; t originale. Même équation personnelle chez le vieillard qui fut enfant ; même cep foncier, même sève qui circule dans les rameaux rajeunis ou vieillis. Si donc le moi qui dit : je, est simple, cependant la multiplicité de ses événements, à travers lesquels il se connaît, peut offrir des troubles. Tel oubliera son passé, et prenant ses désirs pour des réalités, croira à un autre moi, ou à des moi multiples ou alternants : il n’y a pas là de réelle difficulté pour l’unité du moi spirituel. Peillaube, Les images, 1910, p. 196 sq.

Ce qui nous montre bien le moi spirituel en pleine initiative : ce sont nos décisions. « Nous avons le sentiment d’aller dans le sens de la plus grande résistance, chaque fois que nous prenons une décision qui nous coûte… Les motifs inférieurs ne cessent pas de nous paraître ouvrir sous nos pas un chemin autrement aisé et doux à suivre. » W. James : op. cit., p. 596. Imaginons un saint qui se tait par vertu sous le scalpel du chirurgien : quelle meilleure preuve que l’esprit déborde le corps et que l’âme domine ses états !

L’âme n’est d’ailleurs pas seulement connue médialement, par le moyen du raisonnement, comme la cause proportionnée aux faits de conscience, elle est d’abord atteinte directement, de manière confuse dans ses opérations mêmes. Quoi qu’en pense Kant, Cr ; 7. de la rais, pure, tr. Tissot, t. ii, p. 308, on ne peut regarder la simplicité de l’âme, comme équivalent peut-être, à une résultante, à l’unité d’une direction après plusieurs impulsions au mouvement. Le moi est bien autre chose. Comment s’offre-t-il à l’expérience interne ? « Nous ne pouvons nous connaître comme personnes individuelles sans nous sentir causes relativement à certains effets… Le moi s’identifie complètement avec cette force agissante. » Maine de Biran, Fondements de la psychologie, œuvres inédites, p. 49 ; Œuvres publiées par P. Tisserand, 1924, t. iii, p. 180 sq. Ce psychologue de génie a ouvert la voie, en France, à la restauration du spiritualisme en motrant que nos premiers éléments donnés à la conscience sont déjà des synthèses actives. Et Kant n’a-t-il pas dû couronner toute sa construction artificielle de « formes » a priori par la » conscience transcendentale a priori », sorte de forme suprême de toute unité pensée ? « L’âme se sent comme cause dans chacun de ses actes, comme sujet dans chacune de ses modifications. » Th. Jouflroy, Nouveaux mélanges, p. 202. Jamais, d’ailleurs, des éléments distincts juxtaposés ne pourraient avoir une telle conscience commune : celle-ci est un donné premier, non une résultante, un aggrégat. P. Janet, Le matérialisme contemporain, p. 129.

La physiologie contemporaine qui enseigne que le corps humain est en perpétuelle transformation par l’assimilation et la désassimilation, ajoute encore une nouvelle preuve. Aucun clément d’un enfant de dix ans ne subsiste plus chez le vieillard de quatre-vingts ans. Et pourtant le vieillard croit être encore celui qui eut dix ans, et son équation humaine et personnelle a vraiment persisté. Ce n’est donc pas le corps, ni la file des états d’âme qui peut expliquer cette continuité. On dira : les éléments se sont moulés dans le même milieu. Mais précisément qu’on explique donc ce « moule » avec des myriades de vibrations qui changent ou des événements qui s’écoulent ! Pourquoi leurs liens, leurs rapports entre eux et avec un même centre stable interne ? Lorsque Taine parle d’un « polypier d’images », du moi comme d’un « ensemble d’évé-