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    1. MATÉRIALISME##


MATÉRIALISME, CRITIQUE

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Les mécanistes, semblables en cela aux « réaux » du Moyen Age, réalisent les lois qu’ils croient deviner, c’est-à-dire des abstractions, en nous présentant, tel II. Taine, l’univers comme une pyramide de lois mathématiques. Depuis une trentaine d’années surtout, savants et philosophes ont dénoncé le caractère commode et conventionnel de cette construction, à tel point que cette réaction a connu de graves excès, puisque certains ont même prétendu que toute loi ne serait qu’un décret libre de l’esprit humain. Mais dégageons-nous de l’hypnose scientifiste, sans nier la science et tomber dans le « fortuitisme ».

Laissons le conceptualisme pour garder le réalisme modéré de saint Thomas : il nous délivrera de ce déterminisme où se trouve transposé l’antique Destin. M. Boutroux, dont le « contingentisme » sut s’assagir, cf. De l’idée de loi naturelle, 1894, dès 1867, à Heidelberg, avail et (’frappé par ce fait que Socrate ne fut pas un produit mais un initiateur. Les sciences, loin d’être le pur décalque des choses, représentent en vérité la vie de l’esprit qui trouve sa joie à déchifrer l’apparent chaos, en y introduisant ses soucis d’ordre et de lois. Une bonne observation est déjà une vue de l’esprit, une généralisation bien fondée, puisqu’elle est mise en relation avec un ensemble. Les faits doivent avoir un sens tout de suite ; jamais par eux-mêmes ils ne façonneront une pensée. « Un fait scientifique est tout autre chose qu’un fait brut. Entre les deux s’intercale une élaboration intellectuelle : une conception générale et un système de mesures. » Il est, en vérité, au sein de la nature un ordre profond et souple, que la physique se contente d’approcher. P. Duhem, Physique de croyant, p. 9 ; La théorie physique, 1906, p. 223.

Les sciences nous disent l’effort de l’esprit pour saisir l’insaisissable, pour ramener le multiple à l’un, et le changeant au permanent : les types et les lois. Jamais elles ne coïncident avec la nature même ; et pourtant elles restent vraies, puisqu’elles en expriment une face pour nous, les fonctions durables, et qu’elles la rejoignent dans la pratique. Chacune d’elles, à son point de vue, jette son coup de filet pour ramener le permanent à travers l’espace et le temps ; elles indiquent les procédés par lesquels notre esprit parvient à s’assimiler les choses et les êtres.

La logique suppose au préalable la répartition des êtres en genres et en espèces, une universelle parenté, entre l’esprit et les choses, un monde intelligible et ordonné pour la déduction : voilà pourquoi S. Mill, au fond, y répugne. D’ailleurs de ce que Wellington ne puisse s’affranchir des conditions générales de l’humanité, il ne s’ensuit pas qu’il ne lui reste pas beaucoup de marge pour sa liberté.

Les mathématiques, qui ne voient dans la nature que de la quantité homogène et mesurable, traduisent nos soucis de calculer, une adaptation des choses mêmes à notre pensée claire à limites précises.

La mécanique représente le caractère sous lequel il faut bien envisager le monde pour que les lois mathématiques puissent s’y appliquer. Incapables de. mesurer les causes, les forces, les qualités et leur mutations mêmes, nous prenons habilement un biais en mesurant l’espace parcouru, selon un temps fixé, le tout à l’aide d’unités conventionnelles.

Appliquées à la physique, à la chimie et à la biologie, les lois mécaniques laissent échapper l’anatomie et la physiologie spécifiques des êtres : atomes, corps simples et composés, végétaux et animaux si divers, leurs habitudes spéciales régulières et stables, la fixité ou l’hérédité du type de chacun d’eux. Elles omettent que tout dans l’univers a un sens défini, depuis l’eau qui coule, le blé qui mûrit et l’homme qui vieillit. La preuve, c’est que les phénomènes

demeurent irréversibles" ; ils ne peuvent — rebrousser chemin ; quand l’électricité redevient chaleur et mouvement, les conditions ont changé. Une finalité, immanente au moins déjà, conduit les êtres ; or ce sens spécial des choses est absolument inexplicable, selon le mécanisme qui ne veut voir partout que de simples changements de place. Loin de traduire de manière exhaustive le réel, il n’en est qu’une adaptation pour nos calculs, adaptation, dont ce réel offre d’ailleurs le fondement : scientia formaliler in mente, fundamentaliler lantum in rébus.

Voici de l’eau qui passe de 25° à 50°, un ouvrier qui abandonne 10 calories : peut-on dire que la chaleur de l’eau « doublé, comme le mercure a doublé en espace gradué parcouru ? ou que les échanges vitaux de l’ouvrier sont identiques à l’espace de dix mètres en élévation de 425 kilos ?… Ne prenons plus des symboles commodes — — qui faisaient dire ironiquement à H. Poincaré que, seuls, grand public et lycéens croyaient encore à la physico-mathématique — pour la photographie de l’univers. « On a voulu réduire à des actions mécaniques et au pur mouvement tous les phénomènes physiques et chimiques, même ceux de la vie et de la pensée… Admettons que tout phénomène soit lié à un mouvement. .. Il n’y a pas pour cela identité entre le phénomène et le mouvement… Il faut donc abandonner cette substance vidée de toute espèce de qualités, dont le mouvement devrait rendre compte. » Jules Tannery, Science et philosophie, 1912, p. 4, 5, G.

On ne peut même dire avec E. Meyerson, Identité et réalité ; De l’explication dans les sciences, que la marche du divers à l’identique suffise à définir la compréhension intellectuelle. Elle proclame en dehors d’elle la diversité, qu’elle est cependant bien obligée de ramener, par procédé mental, à l’identité, tels : hommes, mammifères, animaux. Elle doit reconnaître la réalité de la qualité, qui n’est pas « scientifique » pourtant. « Comprendre, ce n’est pas simplement dénaturer la qualité pour la transformer en quantité, dire que rien ne se passe, que le monde a oublié d’exister. La raison ne nie pas la réalité, elle la légitime. Elle ne nie pas les originalités, elle les reconnaît. » H. Delacroix, Le langage et la pensée, 1924 p. 440. Le matérialisme identifie follement la science à la nature totale.

Unité substantielle de la qualité et de la quantité.


Le xxe siècle conciliera qualité et quantité dans un intellectualisme sagement compréhensif : il y a au sein de la nature des activités spécifiques et non mesurables, coordonnées en chaque individu Au lieu d’être un produit tardif et dont l’efficacité serait illusoire, le sens de l’ordre, l’attrait des causes finales est à l’origine : en dernière analyse la pensée a le gouvernement du monde. Les lois mécaniques sont l’explication prochaine, mais non profonde et dernière.

D’abord comment la pure étendue suffirait-elle à expliquer l’impénétrabilité, l’inertie, la variété des propriétés des corps ? Une portion de l’espace n’a rien en soi qui puisse s’opposer à ce qu’une autre portion de l’espace coïncide avec elle. Elle est indifférente au repos comme au mouvement. Elle ne rend pas compte de ce fait que tel corps est plus difficile à mouvoir que tel autre. A aucun titre, elle n’appelle le mouvement ; aussi Descartes attribue-t-il à Dieu la chiquenaude initiale. Nous ne pouvons donc penser la matière sans l’imaginer pourvue d’appétitions inconscientes, de forces. Or la force n’est visible ou mesurable qu’en ses manifestations ; c’est de notre conscience qu’elle semble bien se rapprocher. « L’idéal vers lequel tend la physico-mathématique, écrit E. Meyerson, c’est la possibilité de déduire les êtres divers, des positions relatives de corpuscules homo-