Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 10.1.djvu/154

Cette page n’a pas encore été corrigée
293
294
MATERIALISME, HISTOIRE


tiste, l’agnosticisme spéculatif. La science matérialiste finissait ainsi par douter d’elle-même. D’antre part, lu vie morale et sociale, faite de respect des valeurs, d’admiration, de continuité dans l’ordre, ne pouvait que regimber contre ce « nihilisme » des sciences pures, déclarées tout humaines, et s’abandonner alors aux inspirations du cœur (romantisme). D. Parodi, La philosophie contemporaine en France, 1921, p. 112 sq. Au XIXe siècle, le matérialisme se présente donc comme la conclusion des sciences ; mais le positivisme le limite au connaissable, l’évolutionnisme y mêle de la conscience en travail, le pragmatisme le dénonce comme artificiel, humain.

Stuart Mill semble proche de l’idéalisme qui tenta même H. Spencer. En effet, quelle que soit la matière, nous ne l’appréhendons jamais qu’en nos sensations. Or que sont-elles ? et quel rapport soutiennent-elles avec les corps mêmes ? Et ceux-ci, que sont-ils donc ? Pas de réponse absolue à ces questions foncières ! Tenons-nous-en au donné. Le moi est un ensemble de sensations avec un coefficient intérieur ; le non-moi est aussi un système de sensations, mais extériorisées et stables en leur cohésion.

A. Comte distingue aussi le complexe-objet et le complexe-sujet, même en nous, où ils équivalent au corps et à l’âme des métaphysiciens. Chacun d’eux a ses lois ; on peut donc agir sur le déterminisme humain en leur obéissant, par des conseils, des croyances, etc. Le simple consensus entre nos fonctions, voilà le succédané positiviste de l’âme et du moi. L’attrait, l’intérêt oriente nos pensées. Pas de finalité intentionnelle en biologie, mais seulement des conditions d’existence. Science et art restent tout humains (humanisme).

Herbert Spencer, qui toujours garda de sa famille un esprit religieux, juge aussi très courte la philosophie qui réduit tout à des particules mobiles ; mais ensuite il entrevoit une métaphysique à tendance panthéiste et mystique. Cf. Boutroux, Science et Religion, p. 100. Le connaissable lui apparaît comme une transformation incessante de mouvements dont le rythme est marqué par l’évolution ; mais la sensation, et ses services dans l’adaptation, d’où viennent toutes nos connaissances, est irréductible aux mouvements. Conscience et corps ont leurs lois parallèles. Mais ne soyons pas myopes. Les corps ne peuvent être atteints que par nos représentations. Les uns et les autres ne sont que les symboles d’une réalité plus profonde et inconnaissable que nous approchons un peu, en nous la représentant sur le modèle de notre personnalité consciente. Cette force fait l’unité du monde ; les religions se sont en vain épuisées à la nommer et à la ressaisir… Que nous sommes loin du matérialisme ! l’ait précieux à noter : Darwin professait la plus haute estime pour la philosophie de H. Spencer, qui, à la fin de son Autobiography (1904), avoue que les ressources qu’offrent les sciences sont inadéquates au problème religieux, digne pourtant de tout vrai penseur.

H. Taine (1828-1893) croit aussi reconstruire le monde avec des mouvements-sensations ; mais cet artiste, ce moraliste, cet historien épris des méthodes biologiques reste un philosophe inconsistant. « Un flux et un faisceau de sensations et d’impulsions, qui vues d’une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations nerveuses, voilà l’esprit ! » De l’intelligence, t. i, p. 69. Et aussi un modèle d’obscurité ! … Lequel dépend de l’autre ? Si la sensation offre une réalité, agit-elle sur les mouvements ? Si non, à quoi bon méditer pour agir ? Si oui, qu’est-elle ? Du mouvement ? alors seul le physiologique est réel. Ce parallélisme moniste n’est ni chair ni poisson.

Les hautes préoccupations métaphysiques d’un

Spencer hantent peu Taine. Tantôt le monde est pour lui une pyramide de lois inexorables, qui s’éclairent elles-mêmes progressivement sur certains trajets des faits cérébraux. Les philosophes classiques au XIXe siècle, p. 360. Tantôt ces lois, toutes dérivéeK de nos sensations, tandis que nous cherchons à utiliser notre milieu, deviennent, selon ce pur empirisme, des mutations mentales darwiniennes, des lois relatives à nous et à notre usage. Spinoza ou Stuart Mill ? Taine oscille de l’un à l’autre, parce qu’il ne sait trouver un moyen terme. Cet homme, qui a écrit : « Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre, » Hist. de la litt. angl., t. i, p. xv, ne peut se tenir dans le scientisme dont l’apparente rigueur l’a séduit. Il reste malgré cela une âme élevée, un moraliste qui se soupçonne d’avoir trahi sa vocation : l’honnête homme respectueux des valeurs corrige le raisonneur étriqué.

Au xjx 8 siècle, les livres matérialistes les plus tapageurs nous vinrent de l’étranger ; leur défaut général est d’avoir trop facilement oubiié, chose capitale pourtant, la critique philosophique de la connaissance pour l’exposé encyclopédique des sciences expérimentales.

Le zoologiste Karl Vogt (1817-1898) mena le premier la campagne en Allemagne, en insistant sur le rapport entre l’alimentation et le caractère et les capacités. C’est dans son livre : La foi du charbonnier et la science, 1854, qu’il écrit, en réponse au naturaliste Wagner, partisan d’une foi superposée à la science : « Les pensées sont au cerveau, comme la bile au foie et l’urine aux reins. »

Jacobus MoleEchott (1822-1893), hollandais d’origine, enseigna la physiologie à Heidelberg, à Turin et à Rome ; il incline vers le monisme paralléliste. « Toute matière est douée de force, pénétrée d’esprit », c’est sa propriété fondamentale. Pour mes amis, 1895 ; édition posthume. Il est frappé par les lois de la circulation de cette matière-force. La chaux phosphatée des engrais passe du froment dans le pain, puis en nos cerveaux ; le chimiste qui découvrira la juste proportion des matières organiques chez l’homme intelligent et sain, aura résolu le problème social. Circulation de la Vie, 1852 ; L’unité de la Vie ; discours à Turin, 1862. Comme on le voit, telles étaient à peu près déjà les idées des Ioniens et de Lucrèce !

Mais ce fut le médecin Louis Bùchner (1824-1899) qui donna au matérialisme son manuel : Force et Matière en 1852, encore traduit en français en 1907 sur la 17e édition allemande ; il procède des idées de Moleschott. La préface du livre instruit le procès des philosophes qui sont dupes d’entités abstraites. Est seul vrai, ce qu’on peut voir, imaginer, mesurer, peser. Les organes de la vie produisent leurs consensus avec la sensation et la pensée, comme ceux de la mæhine à vapeur engendrent des mouvements ordonnés. « Les concepts de corps et d’esprit… ne représentent peut-être que deux aspects, deux modes phénoménaux différents du même fond dernier de toutes choses. » Revue Menschtum, Gotha, 1889, n° 46. Comme l’observe justement Hôfïding, Philosophie contemporaine, trad. fr., 1908, t. ii, p. 527, c’est confondre deux conceptions : 1. la pensée ramenée à des mouvements spéciaux, 2. la pensée et la matière, simples aspects, relatifs à nous, d’une réalité qui nous dépasserait. Bûchner avoue d’ailleurs, conformément au positivisme, que « l’essence intime de la matière sera vraisemblablement toujours pour nous un problème insoluble » ; tenons-nous en donc aux recherches des sciences expérimentales. Nature et Esprit, 1857. Mais comment se résigner à cet agnosticisme ?…

La matière et ses activités diverses est éternelle, extrêmement divisible et répandue sans fin dans l’espace sans bornes. Une matière sans forces ne s’est