Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 10.1.djvu/153

Cette page n’a pas encore été corrigée

291

    1. MATÉRIALISME##


MATÉRIALISME, HISTOIRE

292

mécaniquement à la colonne d’air à une hauteur précise. L’homme meurt parce que les parcelles de son corps, en vertu des frottements durs, finissent par ne plus se mouvoir. Plier le bras résulte, non du fait de l’union substantielle de l’âme et du corps, mais de l’arrivée de fluides qui grossissent le biceps. Chaleur et lumière sont de purs mouvements engendrés par des chocs. L’assimilation vitale n’est qu’une nouvelle juxtaposition de molécules : à quoi bon dire : agens nilitur sibi passum assimilare ?… Très radicalement, dans la matière. Descartes ne voit que lois géométriques et mécaniques, les seules claires ; toute autre donnée reste confuse, donc nulle. Plus de causes finales et d’activités intérieures ; rien que des causes efficientes et des chocs, même en biologie. Le monde est le théâtre de déplacements locaux, homogènes, mesurables, calculables et interchangeables. Les lois ne sont plus les propriétés des-essences, mais des relations constantes entre des variations de quantité.

Descartes, malgré tout, resta un croyant un peu par tradition et coutume, beaucoup par confiance dans la Raison éternelle dont la nôtre est l’écho, quand elle use d’une sage méthode. Cependant celle-ci tendait à affranchir les esprits à l’égard des éléments opaques, des « irrationnels », les qualités directrices et aussi les mystères de la foi. Elle a beau faire appel à Dieu pour donner la chiquenaude initiale, tout se passe ensuite mécaniquement, sans pensée dynamique, comme lorsqu’après avoir un fait mélange d’huile et d’eau, on les voit ensuite régulièrement se superposer. On conçoit les appréhensions de Bossuet touchant les suites de cette révolution cartésienne. Le matérialisme a trouvé sa méthode, il va la transformer en théorie générale, le scientisme du xixe siècle. Les succès de cette méthode, par une méprise inconcevable, serviront la théorie même, jusqu’à ce que le criticisme kantien, mais surtout les analyses de ses libres disciples (Boutroux, Poincaré, Cournot, Bergson) en aient fortement marqué, jusqu’à l’excès, les caractères artificiels et prétentieux.

3. Le philosophisme.

Le « naturalisme » de l’Encyclopédie et le philosophisme du xviii 1 siècle, qui relèvent surtout de Locke, empiriste et libéral, leur « maître à penser », rendirent explicites les orientations cartésiennes vers le matérialisme.

Voltaire parle d’un Dieu législateur qui lutte contre l’indocile matière ; Condillac croit pouvoir tirer toutes nos connaissances de l’expérience et de ses associations ; mais il voit pourtant dans la comparaison une unité nécessaire qui dépasse le rôle du corps. Le médecin La Mettrie, utilisant certaines théories chères à Descartes, écrit L’Homme machine en 1748, selon les idées du naturaliste Boerhave ; puis il rapproche de l’animal l’homme et la plante. Selon lui, l’influence de la fièvre sur nos idées prouverait bien qu’elles sont des états de la matière qui est connue comme étendue, mouvement, sensation. Avec Helvétius, il prône l’utilitarisme qui harmonise les intérêts individuels et collectifs. Le baron allemand d’Holbach, dans son Système de la nature (1770), professe que tout est corporel et en mouvement éternel ; la sensation résulte de mouvements imperceptibles et combinés en des cerveaux dus au hasard ; la croyance en Dieu et aux esprits est attribuable à l’ignorance, à la crainte des peuples, non moins qu’à l’intérêt des sacerdoces. — Diderot serait déjà plus volontiers moniste ; il doute fort que le rapprochement atomique puisse engendrer la sensation ; celle-ci lui paraît plutôt une propriété spéciale, essentielle, de la matière : la vie et l’esprit, à ce titre, seraient éternels. Interprétation de la nature, 1754. Jamais un déplacement moléculaire ne donnera la conscience ! Le Rêve de Dalembert. Celle-ci paraît répugner à l’étendue. Le

mal lui fait rejeter l’existence de Dieu. Lettre à Mlle Voland, 20 oct. 1760. A certains moments, il échappe à l’utilitarisme par un idéalisme inconsistant, parce que son cœur trouve grande joie en la générosité. Lettre à Tronchin, 17 juillet 1772. Le réformateur social pouvait-il admettre, en effet, que la pensée fût sans action sur l’univers ? Pourtant il enseigne aussi le déterminisme. Il avoue ne pouvoir concilier en morale les utilités commune et particulière ; mais on doit malgré tout tenir aux inspirations du cœur. Lettre à Falconnet, fév. 1766.

Les intuitions religieuses et le pragmatisme de Rousseau, les horreurs perpétrées par les instincts déchaînés durant la Révolution, le besoin d’ordre social fondé sur quelque idéal traditionnel ramenèrent l’opinion au spiritualisme chrétien. Mais, circonstance à noter, Bonaparte, lors des négociations du Concordat, s’attira les remontrances de plusieurs « scientistes » de l’Institut.

Le XIX’siècle.

Jusqu’aux environs de 1885,

les sympathies pour le matérialisme gagnent la plupart des hommes de science et même un grand nombre de philosophes, que les nébuleuses constructions a priori de la métaphysique allemande et je ne sais quel relativisme, qu’enseignerait l’histoire des systèmes, ont Inclinés vers l’empirisme.

Corrélativement, c’est vers cette époque, où commence sa défaveur, qu’il pénètre dans les masses populaires. Les progrès des sciences, si marqués au xix° siècle, leurs applications merveilleuses à l’industrie (vapeur, électricité, moteurs à essence) font croire à certains que chaque conquête nouvelle est faite aux dépens du spiritualisme religieux, legs des vieux âges superstitieux. La biologie surtout, qui connaît de nouvelles méthodes (microscope, réactifs, analyses chimiques), qui mesure le travail vital par l’équivalent mécanique de la chaleur, qui dispose d’une grande hypothèse, l’évolution, est regardée par beaucoup comme la science capitale qui détient les secrets de l’univers, même social et religieux, ultime théâtre où évolueraient encore les lois de la vie. La biologie s’inspire de deux méthodes, selon qu’elle cède au besoin de comprendre ou à celui de constater. Le français Lamarck (1744-1829) explique les variations des êtres vivants par l’action des milieux qui modifient leurs habitudes : il tend à ramener la biologie à une physique. L’anglais Darwin (1809-1882), au contraire, collectionne les faits de mutation que favorise la lutte pour la vie. Buffon, le maître de Lamarck, a pu aussi être appelé par G. Lanson, une sorte de Lucrèce en prose.

Cependant, arrivés à ce terme, des penseurs s’inquiètent. Les uns comme Littré, Stuarl Mill, H. Spencer, pour des raisons diverses, se refusent à croire que les sciences, épuisent le donné : au delà s’étend le vaste océan de l’inconnaissable, pour lequel nous n’avons « ni barque, ni voile » (positivisme). D’autres plus radicaux encore, et dont A. Comte est le père spirituel trop longtemps incompris, déclarent que nos connaissances, produits de la vie mentale des humains, surtout en société, ne valent que pour eux, en vue de coordonner leurs efforts pour exploiter pratiquement la nature et s’entendre entre eux (pragmatisme). Nous sommes loin d’un Cabanis, qui, dans Les rapports du physique et du moral, 1812, prétendait que le mental revient au physique en tant que connu, et connu par le physique lui-même, puisque ce mental dépend du climat, du sexe, de l’âge, de la nourriture, etc. Le « biologisme » au contraire, par la notion tout évolutionniste de l’intelligence, conçue comme instrument de sélection et d’adaptation, comme fonction de nos organes, de nos besoins et de notre milieu, préparait plutôt le relativisme pragma-