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MATÉRIALISME, HISTOIRE


à juger de ce qui fera sa tranquille satisfaction. Quoi qu’il paraisse, le matérialisme trouvera peu de chose a ajouter à Démocrite, qui fut un vrai savant pour son temps.

Épicure (341-270 av. J.-C), lui, est beaucoup plus préoccupe de la vie heureuse que de la science, qu’il méprise au fond. A quelles conditions serons-nous autant qu’il est possible à l’abri du malheur ? En réduisant la part de la nécessité fatale, comme celle du hasard, et de l’intervention des dieux en notre inonde : ainsi on bannira la crainte comme une superstition. Épicure reconnaît donc dans les atomes un certain pouvoir spontané de dévier de la verticale dans leur chute pesante à travers l’espace (clinamen) : de là leurs diverses rencontres et leurs engrenages variés. Notre univers est une réussite, comme le numéro gagnant d’une loterie éternelle. C’est de nos folles convoitises que naissent nos douleurs et non des châtiments des dieux qui ne s’occupent pas de nous. Mais, du moins, nous sommes libres, et nous pouvons imiter leur sagesse, modérer nos désirs, et surveiller nos démarches. Ni le Destin, ni la mort ne sont à redouter. Notre âme est en effet matérielle ; toutes nos connaissances reviennent à des associations d’images, et celles-ci à des sensations qui suivent les chocs des atomes étrangers sur ceux de notre association : corps et âme.

Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.) combine Démocrite et Épicure. Plus que ce dernier, il est impressionné par l’éternelle fixité des lois de la nature, au sein de laquelle les mondes se font et se défont sans cesse ; l’univers revêt aux yeux du poète comme une majesté nouvelle ; une beauté lui reste de son inflexible éternité qui donne la vie et la reprend selon des lois uniformes. Un profond sentiment de pitié vient au cœur pour les humains à la merci de l’inexorable ; cependant par la connaissance de ses habitudes, la modération et l’entr’aide, ils peuvent diminuer leurs maux. Science, poésie, sagesse se mêlent chez Lucrèce. Il admet donc aussi le clinamen. De rerum natura, ii, 251 sq. Notre initiative fait appel à toutes nos puissances de réagir disséminées dans le corps. Lucrèce ne s’aperçoit pas que cette initiative et cette union restent sans raison. Comme tant de modernes, il transpose le psychique en physiologique : ainsi dans la colère, les éléments chauds dominent dans l’âme, et l’air froid durant la crainte, iii, 288 sq. ; il se fonde surtout sur la dépendance de l’esprit à l’égard du corps pour conclure à la matérialité du premier, iii, 460 sq.

Chose curieuse, les Stoïciens, si épris d’ordre et de raison, regardent nos âmes comme formées de parcelles émanées du Feu divin intelligent qui relie tout et donne un sens au cosmos. Ils indiquent comme raisons : 1° que les enfants ressemblent à leurs parents, parce que la génération transmet le même groupement physique et mental en petit, d’où viendra le semblable (traducianisme) ; et aussi 2° que l’âme, pour remplir sa fonction, doit être répandue dans tout le corps : toujours une métaphysique d’imagination.

Tertullïen déclare voir une preuve de la corporalitas animæ, dans le feu de l’enfer, De anima, 6-9 ; comme quelques Pères, il peut avoir subi l’influence des stoïciens.

2 « De la Renaissance au XVIII’siècle. — 1. Les précurseurs. — Le nominalisme répandu à la fin du Moyen Age présage déjà la faveur dont va jouir l’empirisme. Beaucoup prétendent s’affranchir d’Aristote, et, ce qui est beaucoup plus grave, de l’autorité de l’Église ; les sciences se constituent peu à peu en se séparant de la métaphysique qui s’y mêlait ; plusieurs en libérant leurs méthodes — chose en soi légitime gardent je ne sais quel scepticisme à l’égard de tout ce qui dépasse l’expérience. On commence à débar DICT. DE THÉOL. C.ATH.

rasser les phénomènes et leurs lois de tout élément animiste, finaliste, qualitatif qui paraît troubler leur ordre, pour s’en remettre à des relations de quantité. Par exemple, étant donnée la position de telle planète, on calcule sa position dans un temps déterminé. Les succès du laboratoire et de la physico-mathématique mettent de plus en plus l’invisible au second plan, comme une conception arriérée.

Télésio (1508-1588) dont la devise est : non rationr sed sensu, ne se sauve du matérialisme que par la foi ; peut-être convient-il d’en dire autant de Pomponazzi (1462-1525). Les sciences expérimentales seules paraissent offrir à Fr. Bacon (1561-1626) le maximum de sécurité et d’utilité ; son disciple Hobbes (15881679) enseigne par déductions un matérialisme et an déterminisme décidés qu’il coordonne tant bien que mal à un Dieu, véritable César omnipotent. Locke (1632-1704) ne sait rien de l’âme. Cause, substance, moi ne sont que des mots commodes pour désigner des groupes de faits qui se présentent habituellement ensemble ; Dieu peut faire penser la matière… Le bon chanoine Gassendi (1592-1655) s’applique à accommoder au christianisme les idées d’Épicure.

2. Le cartésianisme.

Avec Descartes (1596-1650), voici une philosophie spiritualiste soudée à une cosmologie mécaniste. Leur auteur reste chrétien de bonne foi, parce que son éducation première et la tradition sociale le soutiennent ; il est spiritualiste, parce que cette doctrine lui semble résulter de déductions d’idées claires ; mais il est mécaniste par goût profond : là est son plus vrai moi. Sa théorie de l’automatisme des phénomènes vitaux, comme celle de l’automatisme des bêtes sera le point de départ du matérialisme contemporain : Vie et instincts s’expliqueraient comme des engrenages ; on en a déduit plus tard l’inutilité de l’âme et de’Dieu. Le grave tort de Descaries— fut de chasser « l’âme » des sciences physiques et naturelles, d’exorciser la qualité ; après une telle concession au scientisme, son spiritualisme reste sans continuité avec la nature, artificiellement superposé à la physique.

Il est nécessaire d’insister sur ce point de départ du matérialisme contemporain : la physico-mathématique qui, au xviiie siècle déjà, devait se conjuguer avec l’empirisme pour renier tout invisible, comme toute morale ascétique et toute religion positive.

Au temps de Descartes, le commentarisme d’Aristote, l’appel à la magie et aux virtualités gênent la méthode expérimentale ; au lieu de la dégager de ces abus, il se décide pour une refonte complète et un bouleversement intellectuel. Seules les mathématiques lui ont offert clarté, précision et rigueur ; il voit une inspiration du ciel dans la pensée de leur emprunter une méthode universelle pour asservir le monde physique (Cf. E. Gilson, Index scolaslico-carlésien, 1913). Que disait-on ? L’humanité possède une nature mortelle, donc l’homme Socrate est mortel : on déduit donc par syllogismes les faits des essences ou natures. La vertu opiacée engendre le dormir et celui-ci le calme réparateur. L’eau se vaporise parce que le léger s’est mêlé à l’humide. La nature a horreur du vide : donc l’eau monte dans les corps de pompe. Le liniment d’huile et de vin guérit parce qu’il contient douceur et force. Les corps tombent parce qu’ils cherchent leur lieu naturel. On perce le cœur de cire d’un ennemi pour que son vrai cœur s’arrête. Partout des forces occultes impossibles à imaginer clairement et à mesurer ; des sortes de volontés qui rassurent peu au sujet de la régularité des lois ; des syllogismes qualilatils au lieu d’expériences et de calculs.

Descartes y substitue dis déplacements mesurables et observables et des déductions quantitatives. Selon cette méthode, l’eau monte pour faire équilibre

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