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MATÉRIALISME, HISTOIRE


principe. Si l’intelligence, au contraire, fournit des connaissances absolument originales, bien que tirées de l’expérience, par abstraction et généralisation, le monde offre d’autres données que l’étendue et la solidité. La pensée saisit des rapports, des lois générales, des coordinations ; or rien de ce monde spirituel, comme tel, n’est caractérisé par la configuration, la divisibilité et la couleur.

. Autre pétition de principe : Le matérialisme regarde l’intelligence comme un ensemble d’habitudes utiles imposées par les lois physiques, une sorte d’empreinte laissée par la matière cosmique sur notre cerveau ; mais n’est-ce pas déjà au préalable se donner l’ordre et la régularité ; n’est-ce pas nous duper, « comme si l’ordre inhérent à la matière n’était pas déjà l’intelligence même » ? H. Bergson, L’évolution créatrice, p. 166.

L’associationisme, qui fut une conception de l’esprit modelée sur la connaissance sensible, comme un tas de faits mentaux assez analogues au tas de pierres qu’est une maison, postulait lui aussi que toute connaissance est réductible à la pure expérience des sens. Dès lors qu’il posait l’esprit comme un objet d’étude, il en faisait tout de suite, comme si la thèse allait de soi, an objet physique !

Accordons provisoirement que toutes les pensées des hommes ne sont que l’envers de mouvements, qui les suivrait, un œu cumme l’ombre suit le corps : que va-t-il donc en dériver ? La relativité de toute connaissance, donc même de la théorie matérialiste. Alors que les savants croient trouver, par exemple, dans la pression atmosphérique l’antécédent nécessaire de la montée du mercure dans le baromètre, il sera sage de dire simplement : ces faits jusqu’alors se sont succédé, mais pour l’avenir rien n’est décidé. Qui même nous assure que le système de pensées qu’est le matérialisme correspond à la réalité ? puisque, par hypothèse, il résulte, non de choix critiques et de jugements, mais seulement d’une série d’engrenages où nous jouerions le rôle d’automate conscient. Sur quoi fonder notre croyance en d’autres « moi » analogues au nôtre ?… Il n’y a plus que des faits sans lien nécessaire. Un système qui commence par nier l’intelligence peut-il se présenter autrement que comme un tas ou une suite d’événements ? Mais faire crédit à l’intelligence, c’est déjà renier le matérialisme.

Capitale importance de la question.

Si on a pu

définir le matérialisme : l’explication du supérieur par l’inférieur, Ravaisson, La philosophie en France au XIXe siècle, p. 189, de la pensée par la sensation et de celle-ci par le mouvement, on conçoit que suivre jusqu’au bout les conséquences d’une telle conception soit moralement impossible ; il est déjà assez monstrueux qu’une civilisation en accepte quelques-unes. L’histoire du monde, telle que l’eût faite cette doctrine, si l’éternel platonisme et le christianisme n’avaient continué à soulever les âmes, constitue contre elle le plus terrible des réquisitoires.

Le jour où les hommes penseraient que toute admiration n’est que chimère sans portée, ils n’auraient plus qu’à se replier sur eux-mêmes pour éviter au moins à tout prix toute démarche que la douleur accompagnerait. Vie amoindrie, pessimisme amer, dissolution sociale, en seraient les conséquences. Crève donc société I répéterait le sceptique, plutôt que de me faire souffrir. Pourquoi même redouter la peine de mort, qui livrerait simplement à une nouvelle série d’analyses et de synthèses chimiques ? Pourquoi les menaces des codes, les recommandations et les reproches de l’éducateur, si finalement, il n’y a que des éléments qui suivent leur cours ? Le meurtrier est assimilé à la machine qui broie en ses engrenages, et le repentir est dénoncé comme une hallucination !

Répondre que les mobiles psychiques font partie des conditionnements physiques, n’est point pertinent, car le jour où l’humanité serait convaincue de leur inanité, que « le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », elle cesserait d’être accessible à la moralité. Le matérialisme ne peut avoir de fidèles qu’en raison de leurs infidélités mêmes au système ! Comment vivre si l’on était convaincu que la beauté, la poésie, l’amour, le respect, la reconnaissance, le dévouement dissimulent, au fond, de simples tourbillons de grains électriques ? La conviction de l’inanité de ces mobiles psychiques obligerait peu à peu la société à se fonder sur la force brutale, et ce serait très naturel, puisque le matérialisme met la personne humaine au rang des choses.

Toute civilisation fondée sur la quantité plutôt que sur la qualité (G. Ferrero) en vient à estimer davantage un bon cuisinier qu’un grand savant ou un grand artiste ; elle débride les instincts et rompt la chaîne qui limitait l’animalis homo. Balfour, Les bases de la croyance, 1901,

Jamais le matérialisme n’a rien produit de grand et de durable, de susceptible d’amener la compassion et la bonté, qu’en étant infidèle à lui-même : quel art pourrait jamais vivre d’ailleurs de procès-verbaux et de constats ?

On ne mutile pas l’homme impunément ; sa vie est multiple, et c’est une gageure de ramener le complexe au simple et au mesurable. Toute doctrine qui rappelle Hégésias, le « conseille-la-mort », qui brise en nous quelque ressort naturel, ne peut être la vérité : « on va au vrai avec toute son âme ».

Cf. Friedel, Le matérialisme actuel, 1916, p. 85 ; Brunetière, Le roman naturaliste, La renaissance de l’Idéalisme ; Ollé-Laprune, La Certitude morale ; Le Prix de la vie.

IL Histoire du matérialisme. — 1° L’antiquité. — Les primitifs imaginent le « double » qui anime le corps et l’abandonne dans les rêves ou à la mort, comme un fluide subtil, analogue aux fantômes qui apparaissent dans les songes, un homonculus logé dans le corps ; Homère est encore tributaire de ces imaginations. Les premiers philosophes grecs, les Ioniens et leurs disciples, conçoivent l’univers total comme fait de particules de grandeur et de formes diverses : l’eau, l’air, « l’indéterminé », le feu, les homeeoméries, les quatre éléments, etc., qui par leur architecture ou leurs déplacements, constitueraient les différents êtres et leurs changements. Pythagore, le premier, qui réalise et même personnifie les nombres, met en ces éléments intellectuels, la raison des choses.

Avec Démocrite, le matérialisme a trouvé son philosophe (vers 460-470 av. J.-C). Les atomes sont des corpuscules en nombre infini, indivisibles, éternels, mobiles dans le vide infini. La diversité de la nature tient à la différence de leur taille, de leurs formes, de leur assemblage, de la vitesse de leurs mouvements et de l’intensité de leurs chocs : de là une infinité d’évolutions, de groupements et de dislocations. L’âme est formée d’atomes plus subtils sphériques et lisses, répandus dans tout l’univers ; quand ils s’entre-croisent avec les autres, apparaissent la vie et la sensation. Le doux, l’amer, le chaud, le froid sont des illusions : seuls sont réels les atomes et leurs mouvements. D’où viennent donc ceux-ci ? d’autres mouvements éternels. Rien ne change absolument, car le nouveau viendrait du néant et y retournerait ; mais seulement un édifice succède à un autre, comme des maisons diverses bâties avec les mêmes pierres, selon les lois nécessaires des accrochages et des chocs mécaniques. Où trouver le bonheur ? Dans les plaisirs des sens ? Non, ils sont trop fugaces ! Modérons nos désirs, sachons nous résigner, chercher le bonheur le moins coûteux, le plus durable (utilitarisme). C’est à l’âme