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MATERIALISME ET MONISME, GÉNÉRALITÉS


et moral ; cette conception et le donné complexe ne s’ajustent pas : d’où les amendements, les corrections qu’il a fallu y ajouter, sans oublier un certain vague opportun dans les définitions des matérialistes.

S’il était permis de ramener à un schème trop simplifié les phases principales du. système, on pourrait distinguer : 1. le matérialisme ancien, qui tend à expliquer le monde par des atomes de forme différente, qui par hasard s’entrechoquent et s’accrochent ; 2. le matérialisme moderne, qui voit dans la nature comme une mécanique savante et dans la pensée autre chose que du mouvement, mais un parasite sans efficacité ; 3. le monisme qui prétend que la matière et la conscience furent éternellement consubstantielles, en quelque sorte : c’est la forme moderne du vieil hylozoïsme.

Ces trois points de vue sont d’ailleurs, en fait, assez mal délimités ; parfois ils paraissent mêlés ; ou bien encore l’accent est mis de manière différente ; mais généralement la matière garde le rôle principal, sauf chez certains monistes plus ou moins idéalistes.

I. Généralités. II. Histoire du matérialisme (col. 288). III. Appréciation critique (col. 298). IV. Le monisme (col. 315). V. Appréciation critique (col. 330).

I. Généralités.

Le matérialisme est un système métaphysique qui réduit toute réalité aux éléments étendus de notre corps et des corps étrangers.

Il convient de le distinguer de l’utilitarisme pratique, où les intérêts de l’esprit sont sacrifiés à ceux de la chair, non moins que de systèmes généraux qui le favorisent ou même qu’il paraît lui-même amorcer, comme l’empirisme, le mécanisme, le positivisme, l’évolutionnisme, le panthéisme, etc. Le matérialisme le plus radical ne serait autre chose que le système cartésien vidé de tout spiritualisme : l’étendue géométrique et le mouvement éternel, reçu par chocs, défi-’niraient toute réalité. Mais la pensée n’a pu s’y tenir.

Les mobiles du matérialisme.

Ce sont les données

sensibles qui longtemps ont accaparé l’attention des humains comme elles retiennent longtemps encore celle de l’enfant. Cette vieille habitude pèse sur la pensée, il faut remonter le courant pour la juger, se demander si elle nous abuse : combien préfèrent y céder I

Il y a plus. Le monde des formes et des couleurs garde un air d’accessibilité immédiate, une absence apparente de mystère qui donne confiance et engage l’intelligence à la suite des sens. Naturellement nous imaginons toutes choses sous la forme de particules mobiles ; le spiritualiste lui-même se doit faire violence pour ne pas se figurer la substance comme un noyau solide, et les passions de l’âme comme des changements de place. Une inclination naturelle nous invite à accueillir une métaphysique d’imagination. Le fait constant de l’intime interdépendance du physique et du moral nous expose à faire dépendre tout simplement le second du premier. Parler à la foule de réalités invisibles, sans couleur ni forme, c’est risquer fort d’être peu compris ; le monde spirituel lui fait volontiers l’effet de songe creux ou de lieux-communs à l’usage des curés. La foule a sous les yeux les progrès indéniables des sciences physiques et de leurs applications pratiques depuis un siècle, comment hésiterait-elle ?

Un autre mobile qui favorisa le matérialisme, c’est le radicalisme politique. Des monarchies et des démocraties ont cru trouver en lui un allié dans leurs luttes pour s’émanciper de toute tutelle religieuse, pour la sécularisation de l’Etat. En 1848, au cours de discussions politico-religieuses au parlement de Francfort, Karl Vogt clame que toute Église constitue un obstacle à la civilisation. Chez nous, le physiologiste Paul Bert

n’est pas exempt de mobiles de ce genre. Cf. Cardinal Gonzalez, llisl. de la philos., t. iv, p. 226.

Chez les savants, une certaine conception du rôle de l’intelligence, depuis la Renaissance, n’a pas peu contribué à renforcer cette prédisposition naturelle. Le souci de la clarté avant tout, mais d’une clarté sensible et imaginative, les a engagés à se complaire dans le visible, le solide, l’événement sensible qui toujours se répète le même et représente, dans les faits, la constance et la loi. Poussés dans cette voie, par ce mobile autant que par des raisons mises en avant, pleins d’horreur pour le changement réel, la nouveauté véritable, qui jamais ne se relie clairement à l’ancien état, pleins de mépris pour le dynamisme qui oriente les êtres, chacun selon son espèce, mais qui n’est pas clair, pas mesurable, ils ont exorcisé la qualité, principe de continuité, de progrès, pour ne plus conserver que des quantités qui s’échangent. Or, seule la matière offre ces déplacements clairs dans l’espace, ces changements de lieu, ces enveloppements et ces désenveloppements, ces échanges de mouvements mesurables qui vont se répétant et constitueraient l’unité, l’homogénéité foncière des différentes forces physiques. Voici donc enfin que le calcul mathématique va pouvoir féconder à l’infini les sciences physico-chimiques et biologiques : quels espoirs semblent s’ouvrir, à la condition de s’en tenir à la matière seule ! Cf. Bergson : L’évolution créatrice, p. 237 sq.

On semble délivré de plusieurs mystères que le spiritualisme traînerait lourdement. Si la matière n’est point éternelle, si elle ne possède pas en elle-même sa raison d’être, on se heurte à une grosse difficulté : la création. Comment comprendre le passage du néant à l’être ? Comment concevoir, qu’un vouloir divin a fait ce passage, créé le monde ? Comment se faire une idée nette des rapports entre Dieu, infini, spirituel, parfait, transcendant et l’univers fini, matériel ? Mais surtout comment s’expliquer la présence du mal physique et moral dans l’œuvre du Tout-Puissant et du Tout-Bon ? Souffrances des animaux qui s’entredévorent, maladies ou infirmités affreuses chez l’homme, extrême lenteur de celui-ci à s’élever moralement : quels mystères ! Au contraire dans le système unitaire du monde, tout paraît simple et clair.

Que dire encore des mobiles d’ordre pratique qui solliciteront toujours l’humaine lâcheté dans le sens d’une doctrine commode, en laquelle s’évanouissent l’obligation et la responsabilité morales, le souci des jugements de Dieu !

Les théories matérialistes, même de très bonne foi, procèdent donc aussi de mobiles, étrangers en partie à la science pure ou à la raison ; ces dispositions subjectives préparent mal à une recherche sereine du vrai, et, par elles-mêmes, elles ne relèvent plus simplement de la discussion.

De plus, à la lumière de l’histoire de la civilisation, elles apparaissent ou bien comme des conceptions des— peuples enfants ; ou bien au contraire comme le témoignage d’une culture décadente, tout absorbée dans les soucis de l’utile, toute limitée par une méthode positive et mathématique devenue exclusive, et transformée en système total et absolu. L’une des meilleures réfutations du matérialisme tient donc dans son histoire même et dans la recherche de ses conditions d’existence, qui, à une époque donnée, imposèrent des œillères à l’esprit humain. Ses théories ne représentent donc pas le résultat de l’effort normal de la pensée en face des faits, le progrès de cette pensée dans l’esprit humain, mais un état relatif et momentané, une déviation de la courbe que suit l’humanité. Un certain étalage de générosité chez beaucoup de matérialistes est destiné à les étourdir sur le vide de leur âme.