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", MARTYRE, VALEUR APOLOGÉTIQUE

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Mais ce raisonnement n’esl pas juste, et d’ailleurs L’Église en a ruiné la force en traitant ses ennemis comme un avail traité ses entants. Elle a fait elle-même des martyrs, et il ne lui est pas possible de réclamer pour les siens ce qu’elle ne voudrait pas accorder aux autres. En présence de la mort courageuse des Vaudois, des liussites, des protestants qu’elle a brûlés ou pendus, sans pouvoir leur arracher aucun désaveu de leur croyance, il faut bien qu’elle renonce a soutenir qu’on ne meurt ([Lie pour une doctrine vraie.

Remarquons au sujet de cette dernière assertion (lue l’Église ne l’a jamais soutenue, el si quelque apologiste, à psychologie un peu courte, avait eu la naïveté de le faire, il eût élé désavoué par les autres, car nul ne peut ignorer’que le courage et la conviction peuvent accompagner les pires erreurs. La preuve de la vérité de la religion par le témoignage des martyrs est donc plus nuancée et plus délicate que l’argument caricatural justement réfuté par Huissier.

1°’otion trop restreinte du mot martyr. — Paul Allard, Dix leçons sur le martyre, Paris, 19(1(5, essaie d’y répondre, mais cet historien de première valeur raisonne avec moins de sûreté dès qu’il s’aventure dans le domaine de la théologie. Il appuie trop sur le sens original du mot martyre et prend le témoignage dans un sens trop exclusivement juridique : « selon l’étymologie du mot, un martyr est un témoin. On n’est pas témoin de ses propres idées. On est témoin d’un fait > (p. 311). P. Allard croit donc pouvoir conclure que « tout homme qui meurt pour une opinion ne peut être appelé un martyr » et que « les martyrs sont témoins non d’une opinion, mais d’un fait, le fait chrétien. »

Ici, c’est le juriste qui parle et qui prend le mot témoin dans un sens restreint, comme à la barre, .l’accorde facilement que les apôtres étaient témoins au sens strict, témoins d’un fait, car, selon la parole si expressive de saint Jean : « Leurs mains avaient touché le Verbe de Vie. » I Joa., i, 1. Mais cela n’est plus vrai pour la seconde génération chrétienne et encore moins pour les suivantes, et cependant leur témoignage est à bon droit invoqué par l’apologiste. Ce doit donc être dans un sens plus large que celui adopté par l’éminent magistrat.

Ainsi quand saint Ignace écrivait : « Je sais et je crois qu’il fut dans la chair même après sa résurrection, et quand il vint à Pierre et à ses compagnons. Il leur dit : < Tenez-moi et touchez-moi, et voyez que je ne suis pas un esprit sans corps. » Smyrn., ’i, il affirmait non pas un fait qu’il avait vii, mais une foi dont il établissait la parfaite crédibilité. De même, quand Polycarpe fut brûlé vif en 155, pour avoir refusé d’apostasier le Christ, il avait répondu au proconsul de Smyrne : « Il y a 80 ans que je le sers et II ne m’a jamais fait de mal. comment pourrais-je injurier mon roi ei mon sauveur ? » Ce Christ pour lequel il mourait, il ne l’avait jamais vii, mais « il avait été instruit par les apôtres, il avait vécu familièrement avec beaucoup de ceux qui avaient vu le Christ, il avait été ordonné en Asie évêque de Smyrne par les apôtres », probablement par saint Jean. Sa foi était fondée, mais il affirmait des réalités dont il n’était pas le témoin.

Son disciple saint Irénée. à son tour, s’il est vraiment mort martyr, parlant des leçons de son maître Polycarpe, pouvait dire : « Ces leçons ont grandi pendant que croissait mon âme et se sont identifiées avec elle : de sorte que je pourrais indiquer l’endroit même où s’asseyait le bienheureux Polycarpe, quand il nous adressait la parole, décrire ses allées et venues, sa manière de vivre, son apparence personnelle, répéter les discours qu’il tenait au peuple, et comment il décrivait ses relations avec Jean et avec le reste de

ceux qui avaient vu le Seigneur, et comment il citait leurs paroles. Et tout ce qu’il avait appris d’eux sur le Seigneur, et sur ses miracles, et sur son enseignement, Polycarpe, comme l’ayant reçu de témoins oculaires de la Vie du Verbe, le relatait en concordance avec les Écritures. J’avais coutume d’écouter avec attention, par la grâce de Dieu, les choses qui étaient ainsi exposées devant moi, les notant non sur le papier, mais dans mon cœur, et toujours, par la grâce de Dieu, je les repasse fidèlement en moi-même. » Eusèbe, II. E., V, xx. Il est évident qu’un tel témoignage ne peut être récusé, mais Irénée ne témoigne pas de faits qu’il a vus, et les deux générations qui lui ont transmis les vérités pour lesquelles il meurt auraient pu altérer certains faits historiques ; une critique attentive de leur conservation fidèle devient donc nécessaire, et combien cela nous paraît plus vrai encore dès que nous passons aux martyrs des siècles suivants.

2° Critique de cette notion. Aussi le P. Laberthonnière, Le témoii/nage des martyrs, dans Annales de philosophie chrétienne, octobre 1906, a-t-il raison de reprocher à P. Allard un certain « empirisme historique », qui résulte d’une dissociation trop absolue entre le fait chrétien et la doctrine chrétienne. Il conteste que « les martyrs soient morts pour un fait » mis à part d’une doctrine, et attesté simplement comme tel dans sa matérialité », et l’accuse « de rabaisser les martyrs à n’être plus en quelque sorte que des témoins de faits divers qui viennent devant un tribunal certifier qu’ils ont vu ceci ou cela, tel jour et en tel lieu, pour qu’on dresse procès-verbal de leurs dépositions ». Il voit dans cette méthode « un appauvrissement et même une dénaturation » du témoignage des martyrs.

Était-ce pour attester l’existence de Jésus-Christ devant les Juifs que meurt saint Etienne le premier des martyrs ? Là-dessus, les Juifs qui le lapidèrent savaient aussi bien que lui à quoi s’en tenir. De même, lorsque les chrétiens comparaissent devant les tribunaux de l’empire, ce qui se dégage de leur attitude et de leurs réponses, ce qu’ils affirment, ce qu’ils confessent, c’est leur foi en Jésus-Christ. Et c’est tout différent de la certitude empirique de son existence. Et c’est toujours là-dessus qu’ils sont condamnés.

Le fait attesté par les martyrs — même témoins au sens strict — ce n’est pas du tout un fait pur, un fait brut dans sa donnée expérimentale, c’est un fait interprété et restitué à son sens intime, à sa réalité spirituelle, un fait dans lequel ils trouvent incarnée la vérité éternelle du Christ ; c’est leur foi en cette vérité qu’ils expriment.

Aussi créent-ils la conviction par leur attitude. Ils apparaissent comme des hommes qui savent souffrir, qui savent mourir. Us sont comme une doctrine vivante qui s’affirme et qui rayonne. Nous pouvons nous en rapportera saint Justin, Apol., ii, 12, lorsqu’il écrit : « Moi-même, lorsque j’étais disciple de Platon, entendant les accusations portées contre les chrétiens, et les voyant intrépides en face de la mort et de ce que tous les hommes redoutent, je me disais qu’il était impossible qu’ils vécussent dans le mal et dans la débauche. Quel homme impur et débauché, aimant à se repaître de chair humaine, pourrait accueillir avec joie la mort, qui le prive de tous les biens ? Xe chercherait-il pas à jouir plutôt de la vie présente ? Ne le verrait-on pas se cacher des magistrats, au lieu de s’exposer de son plein gré à la mort ? » Et Tertullien, Ad Scapulam, 5, constate : « Bien des hommes, frappés de notre courageuse constance ont recherché les causes d’une patience si admirable ; dès qu’ils ont connu la vérité, ils sont devenus des nôtres, et ont marché avec nous. » Le même sentiment est exprimé par l’auteur du De I.aude mmtyrum, 5 : « Je l’ai bien