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ANTINOMISME


des mœurs, ces hommes sensuels qui, n’obéissant qu’aux instincts de la Lète, souillent leur chair, font servir la grâce à la luxure et marchent dans les voies de Caïn. Enfin, Jean se trouve en face d’une secte, celle des nicolaïtes, qui proclame l’émancipation de la chair, l’immunité de l’âme contre les souillures du corps, et tient école ouverte d’immoralité. Ces amis et prédicateurs de la fornication connaissent, dit-il, les profondeurs de Satan et forment sa synagogue. Apoc, ii, 9.

Si ce n’est pas là l’antinomisme avéré, réduit en corps de doctrines, imposé comme un devoir, prêché comme une religion, il est du moins difficile de n’y pas reconnaître les éléments qui, dans la gnose, vont se condenser et constituer l’antinomisme formel. Saint Justin parle encore, au IIe siècle, des juifs hellénistes qui prétendaient que quiconque croit au Dieu de la circoncision peut pécher impunément, sans que Dieu le lui impute à crime. Dial. cum Tryph., 141, P. G., t. vi, col. 800.

II. Antinomismechez les gnostiques.

Mais voici que parallèlement au courant juif, la gnose essaye de se substituer au christianisme, au nom de la philosophie. Ici encore, sous la fermentation des idées, c’est la morale qui est enjeu ; la métaphysique gnostique ne sert au fond qu’à jeter un voile brillant sur les pires revendications du sensualisme. Très habilement montée et mise en œuvre pour séduire les esprits épris de science, elle ne tend à rien moins qu’à restaurer la morale païenne. D’autres éléments entrent en jeu, mais les procédés restent les mêmes. C’est une réaction violente contre le judaïsme et la loi mosaïque ; au nom du christianisme et à l’aide de l’Écriture on cherche, non pas à excuser, mais à justifier le libertinage, à mettre l’Évangile au service de la luxure. Sans doute tous les gnostiques ne sont pas aussi catégoriques ; mais il s’en est trouvé, et c’est le plus grand nombre, qui, plus conséquents ou moins hypocrites, n’ont pas hésité à faire de l’immoralité l’objet précis de leurs revendications et de l’antinomisme la raison d’être de leur système. Tout, du reste, à cette époque, semblait conspirer en leur faveur, les idées comme les mœurs. Et la prédication chrétienne, au lieu d’être une gêne, était un excitant de plus, un auxiliaire précieux qu’il s’agissait de savoir exploiter et qu’on exploita cyniquement.

En effet, de Simon de Gitton, contemporain des apôtres, à son disciple Ménandre, de Ménandre à Saturnin et à Basilide, ses deux disciples, la voie est ouverte et la marche tracée. Sans entrer dans le détail de leurs systèmes, qu’il suffise de relever les principes posés, qui intéressent plus spécialement l’antinomisme.

Un des premiers principes est celui-ci : le monde, mauvais par nature, ne saurait avoir Dieu pour auteur, cela répugne ; il est donc l’œuvre des êtres subalternes, anges ou démiurges ; et ceux-ci l’oppriment en faisant peser sur l’homme un joug intolérable. Or le Dieu bon a résolu de faire cesser une telle tyrannie ; c’est pourquoi il a envoyé un sauveur. Il faut donc se ranger avec le sauveur du côté du Dieu bon et entrer courageusement en lutte contre ces créateurs et oppresseurs : les vaincre, c’est se sauver. Saturnin nous révèle le mot de l’énigme et précise la théorie, quand il nous fait savoir que le Dieu des Juifs, le Jéhovah de l’Ancien Testament, est à la tête de ces anges, de ces démiurges. C’est contre lui, et pour détruire son œuvre, et par là pour sauver les hommes, que le Christ a été envoyé : c’est donc, en dernière analyse, le joug de Jéhovah qu’il faut secouer à tout prix ; c’est contre sa loi tyrannique qu’il faut professer un mépris libérateur ; et quel autre mépris plus efficace que sa transgression ferme et résolue ? — Reste à déterminer sur quels points en particulier portera l’effort de la gnose.

Basilide et Saturnin.

Basilide, en allant foncier son école à Alexandrie, n’a eu garde d’oublier ce prin cipe, appris à Antioche, qui voit l’ennemi de l’homme dans le Dieu des juifs. Mais il est un autre principe, d’application également féconde, c’est celui de Saturnin, qui partage l’humanité en deux catégories distinctes : celle qui possède l’étincelle de vie, et celle qui ne la possède pas ; celle qui par suite est irrévocablement sauvée et celle qui est fatalement perdue. Si Basilide n’en parle pas, son fils Isidore l’adopte et le complète en y ajoutant un troisième groupe ; et il décide que les pneumatiques, c’est-à-dire les initiés de la gnose, les gnostiques, sont nécessairement sauvés ; que les hyliques, c’est-à-dire ceux en qui domine l’élément matériel, sont irrémédiablement voués à la damnation ; et que les psychiques, c’est-à-dire les chrétiens, peuvent à leur gré se perdre ou se sauver, selon qu’ils embrassent ou repoussent la gnose. Les gnostiques, en général, se sont contentés des deux premiers groupes. Pour eux la gnose seule est la source du salut ; l’initiation en donne une garantie absolue ; conséquemment l’initié, c’est-à-dire le pneumatique, peut tout se permettre ; quelque mal qu’il commette, il est sûr d’être sauvé. Quanta l’hylique, quelque bien qu’il fasse, rien ne lui sert ; la condamnation est son partage.

Valentin.

Inutile de rappeler que Valentin, plus réservé dans la forme, se perd dans une haute métaphysique. Pour n’avoir pas aussi clairement déduit les conséquences immorales de l’antinomisme, il n’en a pas moins conservé les principes qui servent à le légitimer. Et nous savons par saint Irénée, Cont. heer., i, 12-13, P. G., t. iiv col. 569 sq., à quel excès se portèrent ses disciples qui se prétendaient des êtres supérieurs à qui tout est permis, Marc, entre autres, le représentant de l’école italique, et Colarbase, dont les ignominies se propagèrent jusque dans la vallée du Rhône et furent révélées publiquement par les femmes, odieusement exploitées et perverties, qui finirent par se convertir pour la plupart.

Carpocrate.

En revanche Carpocrate et son fils Épiphane, sans rien laisser perdre des deux principes dont nous venons de parler, ont été les vrais théoriciens de l’antinomisme. Ils ont complété le système par une déclaration catégorique, à savoir que les instincts sexuels sont un besoin de la nature, une loi imprescriptible, un devoir rigoureux. Désormais l’antinomisme est constitué. Du moment que l’homme a le devoir impérieux de libérer son âme, que le gnostique doit à la gnose sa supériorité et l’heureuse incapacité de perdre son salut, et que, d’autre part, l’ennemi du genre humain n’est autre que le Dieu des juifs, c’est contre la loi mosaïque qu’il faut s’insurger. Elle proscrit, en particulier, tous les actes de iropveia et de pioi-/£i’a : c’est donc ces actes qu’il importe avant tout de pratiquer. Là est le vrai terrain de la lutte contre les puissances de ce monde ; là est la libération des besoins de l’homme ; là est l’affranchissement intégral contre l’oppression des démiurges ; là est le bonheur ; là est le salut. On travaille ainsi efficacement en faveur du gnostique, et du même coup on entre dans la voie ouverte par le Sauveur ; on soutient la cause du Dieu bon. On a ainsi le triple avantage d’être en pleine conformité avec la nature de l’homme, de participer effectivement à la rédemption du Sauveur et d’accomplir la volonlé de Dieu ; on est éminemment religieux.

De tels principes ne laissent aucun doute sur les conséquences qui vont en sortir. Ce fut un déchaînement inouï des passions, une suite de débordements sans nom et sans mesure. On ose à peine en rappeler le souvenir. Et les Pères qui eurent à réfuter ces turpitudes n’ont fait que soulever un coin du voile ; ils répugnent à en parler. Referre erubescimus, dit Tertullien, Prsescr., xlvi, P. L., t. ii, col. 63. Commemorarc non audeo, … pudet me, dit Epiphane, User., xxvi, 3, 4, P. G., t. xli, col. 336, 337. Us en disent pourtant assez