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ANSELME

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Eadmer raconte que les tablettes où fut couchée aussitôt la précieuse trouvaille se perdirent on ne sait comment ; Anselme récrit, le lendemain on trouve les tablettes brisées comme par une main inconnue, et la cire jetée çà et là ; l’auteur arrive, non sans peine, à reconstituer le tout, et, craignant une négligence coupable, il fait transcrire son travail sur parchemin, au nom du Seigneur. Vita, 1. I, c. m, P. L., t. ci.viii, col. 63. N’y a-t-il pas en tout cela comme un symbole de la destinée future du fameux argument ?

//. texte. — Le voici dans les termes mêmes de l’inventeur, et d’abord les quelques phrases qui lui servent d’introduction et où quelques-uns voient une lumière pour l’interprète : « Je ne prétends pas, Seigneur, pénétrer vos profondeurs, elles sont trop au-dessus de mon intelligence ; mais je voudrais comprendre quelque chose à votre vérité, que mon cœur croit et aime. Car je ne cherche pas à comprendre pour croire ; mais je crois pour comprendre ; plus encore, je crois que, si je ne crois d’abord, je ne comprendrai pas. » Ibid., c. i, col. 227. Suit le titre du c. H, « que Dieu est vraiment. » Ce tilre est d’Anselme. Le chapitre s’ouvre par une conclusion, qui résume en deux mots ce qui précède : « Ainsi donc, Seigneur, vous qui donnez à la foi l’intelligence, donnez-moi, dans la mesure où vous le savez utile, de comprendre que vous êtes, comme nous le croyons, et que vous êtes ce que nous vous croyons. » C’est de là que part l’argument. « Nous croyons que vous êtes un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand (aliquid quo niliil majus cogitari possit). Eh bien ! n’existe-t-il pas quelque nature telle (an ergo non est aliqua talis natura), pour que l’insensé ait dit dans son cœur : Il n’y a pas de Dieu ? Mais à coup sûr, ce même insensé, en entendant ces mots, être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand, pense ce qu’il entend, et ce qu’il entend est dans sa pensée (in intellectu), quoiqu’il ne pense pas qu’il soit. Car autre chose est être dans la pensée, autre chose penser que ce soit. Ainsi, quand le peintre conçoit d’abord ce qu’il va faire, il l’a dans la pensée, mais il ne pense pas que ce soit, avant qu’il ne l’ait fait. Mais le tableau fait, il l’a dans la pensée, et il pense qu’il est. L’insensé doit donc, lui aussi, reconnaître qu’il y a au moins dans la pensée un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand ; car il pense cela, quand il l’entend (hoc cum audit intelligil), et ce que l’on pense est dans la pensée (et quidquid inlelligitur in intellectu est). Mais (et certe) l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand ne saurait être dans la pensée seule. Car s’il est dans la pensée seule, on peut concevoir qu’il est aussi en effet ; ce qui est plus. Si donc l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand est dans la pensée seule, cet être tel qu’on en peut concevoir un plus grand est l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand (idipsum quo majus cogitari non polest est quo majus cogitari potesl) ; mais cela est évidemment impossible. Il est donc, sans aucun doute, un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand, et cela dans la pensée, et en effet (existit ergo procul dubio aliquid, quo majus cogitari non valet, et in intellectu et in re). » C. il, col. 227. Aux yeux d’Anselme, la preuve est faite. Il ajoute pourtant un mot encore, tant pour compléter la preuve en la retournant, que pour désigner d’un trait nouveau le grand Dieu qu’il vient de retrouver. « Oui il est, et il est si vraiment qu’on ne peut même pas concevoir qu’il ne soit pas. Car on peut concevoir un être qu’on ne peut concevoir n’être pas, et cet être est plus grand que celui qu’on peut concevoir n’être pas. Si donc l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand peut être conçu n’être pas, l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand n’est plus l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand : ce qui est contradictoire. Il y a donc un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus

grand, et qu’on ne peut même pas concevoir n’être pas. Et cet être, c’est vous, Seigneur notre Dieu. Vous êtes donc, Seigneur mon Dieu, et si vraiment qu’on ne peut même concevoir que vous ne soyez pas. » C. m, col. 228. Tel est l’argument de saint Anselme.

///. attaque et défense. — A peine le Proslogion eut-il paru qu’un moine de Marmoutiers, dont la personne n’a guère été connue que de nos jours (il était d’origine allemande et se nommait Gaunilon ou Guanilon, le même mot, je pense, que Ganelon), publia un petit écrit, où, sous forme de doute, et avec tous les égards pour Anselme et tous les éloges pour le reste du livre, il faisait des objections à l’argument et demandait une démonstration plus solide. Gaunilon semble avoir eu plutôt une impression un peu confuse du défaut général de l’argument qu’une vue claire et précise du point où devait porter la discussion ; nulle part, il ne semble se rendre compte de ce qu’il y a de spécial dans cette idée de l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand, et comment l’existence est de l’essence même de cette idée. Gaunilon cependant soulevait déjà les grosses objections qui seront faites plus tard. Il n’est pas si clair, disait-il, que nous ayons cette idée de l’être le plus grand qu’on puisse concevoir comme d’une essence une et distincte, ou du moins que nous l’ayons comme nous avons celle des objets qui se classent par genres et par espèces, car cet être est en dehors des genres et des espèces. Admise cette idée, il ne suit pas que cet être existe ; car autre chose est être conçu comme existant, autre chose exister réellement (exemple de’Ile fortunée). Ibid., col. 24C.

Anselme répondit en maintenant toutes ses positions, et l’existence dans l’esprit de l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand, et le passage logique, absurde partout ailleurs, nécessaire clans ce cas unique, de l’existence idéale à l’existence réelle, de l’idée à l’objet, de _^f l’être conçu à l’être existant.

Histoire de l’argument, accueil et formes diverses. — /. SAINT AUGUSTIN ET LES SCOLASTIQUES. — On

a cherché dans saint Augustin des traces de l’argument d’Anselme. Mais il ne semble pas que les textes cités aillent précisément à conclure de l’idée comme telle à l’objet comme tel, ce qui est le propre de l’argument anselmien. Cf. Ueberveg, Geschichte der Philosophie, Berlin, 1898, t. il, p. 182 ; Schwane, Dogmengeschichte, Fribourg-en-Drisgau, 1882, t. ni, § 5, p. 58, 65 ; à l’opposé, J. Martin, Saint Augustin, Paris, 1901, p. 99 sq.

L’histoire de l’argument est donc tout entière dans celle de l’accueil qui lui fut fait et des différentes formes sons lesquelles il fut proposé.

Par malheur, il y a là pas mal de points obscurs, soit parce qu’on se méprend sur l’argument d’Anselme, soit parce que les auteurs ne s’expliquent pas clairement. D’où il arrive qu’on trouve le même auteur, et parfois les mêmes textes, cités pour ou contre. Je ne puis donner ici que des indications rapides, renvoyant aux études spéciales pour la discussion et la critique.

Le Maître des Sentences se contente de dire que nous ne connaissons Dieu que par ses œuvres. Sent., 1. 1, dist. III, 1. Alexandre de Halès rapporte l’argument d’Anselme, en le rattachant à ceux d’Augustin sur la vérité suprême, et l’approuve sans le critiquer. Sum. theol., I a, q. ni, m. m, Cologne, 1622, t. i, p. 20.

Saint Bonaventure dit, comme tous les scolastiques, que nous ne connaissons Dieu que par ses œuvres, 1 V Sent., 1. 1, dist. III, q. il, mais il ne rejette pas l’argument ontologique ; au contraire, il semble l’admettre. Ibid., dist. VIII, part. I, a. 1, q. il, Quaracchi, 1882, 1. 1, p. 154 (avec les notes p. 155). Mais à regarder de près, l’argumentation de saint Bonaventure semble plutôt régressive (donné que Dieu est, il est l’être absolu, nécessaire, etc.). Albert le Grand, là où il traite des différentes t’oies pour prouver l’existence de Dieu, Sum. theol., q. XVIII, m. I, Lyon, 1051, t. XVII, p. 6i, ne dit rien de