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is — ANSELME


/L la méthode. — Ce qui fait la grande originalité d’Anselme et qui marque sa place dans l’histoire du dogme, c’est sa méthode, méthode bien connue, c’est la foi qui cherche à comprendre, fides quærens intelleclmn, c’est l’application de la raison avec toutes ses ressources à l’étude de la foi, ce que l’on a nommé depuis la méthode scolastique. Anselme n’a pas inventé cela. Dès les origines, la foi a cherché à s’éclairer, à comprendre ce qu’elle croyait, et sans parler des alexandrins, de Clément et du grand Origène, il suffit de nommer saint Augustin pour rappeler les puissants efforts de la raison dans le domaine du dogme. Augustin a même esquissé déjà les grands traits de cette méthode. De vera religione, c. v, xxiv ; De utilitate credendi, c. jx ; De ordine, 1. II, c. ix ; In Joan., tr. XL, c. ix.Mais Anselme l’a poussée avec une suite et une conscience de ce qu’il faisait, qui sont bien à lui. Plus encore, il en a fait la théorie avec une netteté parfaite, et il y revient sans cesse. Voir notamment Proslogion, préf. et c. i ; De fde Trinitatis, c. il ; Cur Deus homo, 1. I, c. ii. Augustin trouvait dans sa traduction de la Bible un texte d’Isaïe, iiv 9, Nisi credideritis, non intelligelis, qui lui avait mainte fois fourni l’occasion d’expliquer qu’il faut croire d’abord nos mystères sans les comprendre et sans les raisonner ; mais qu’une fois admis sur la parole de Dieu, ils donnent à la raison dès ici-bas, en attendant la vision, matière à belles considérations et à traitement rationnel et scientifique. C’est de là que part Anselme. Prenant pour acquises les données de la foi, il applique toutes les ressources de sa belle intelligence à s’expliquer les vérités qu’il croit de tout son cœur, à les éclairer des faibles rayons de la lumière créée, à les coordoner en système, à en montrer le lien et les conséquences logiques. Il laisse donc de côté l’Écriture et l’autorité des Pères, qui ne lui serviraient qu’à établir sa foi, et il médite avec amour sur les vérités que cette foi lui propose. Voir la préface du Monologion. C’est la méthode scolastique en ce qu’elle a d’essentiel. C’est donc avec raison qu’il est appelé le Père de la scolastique et que l’Église le présente comme ayant servi de règle à tous les théologiens qui ont traité le dogme scholaslica melhodo. Breviarium romanum, 21 april., lect. vi.

Il va de soi que cette méthode emporte le raisonnement, l’argumentation. Si la dialectique d’Anselme est plus dégagée et plus libre d’allure que celle de saint Thomas, elle n’en est pas moins serrée et rigoureuse. Nulle part peut-être chez les scolastiques, on ne trouve des raisonnements si poussés, des déductions ainsi menées jusqu’à tirer du principe ou de la vérité acquise tout ce qu’elle contenait pour la raison. Il y a, ce me semble, à cet égard, une différence notable entre saint Anselme et saint Thomas. Saint Thomas, presque partout, là surtout où il fait plus directement de la théologie, raisonne, je dirais, en champ clos. La conclusion lui est généralement donnée, sinon comme acquise, au moins comme en question ; le travail consiste à la rattacher aux principes, à l’éclairer par les vérités reçues, à rejeter l’erreur comme incompatible avec une donnée de la foi ou de la philosophie. Il s’agit pour lui de démontrer une vérité on de résoudre un problème. La méthode d’Anselme est beaucoup plus une méthode de recherche. Partant d’un principe, il suit pour ainsi dire le fil du raisonnement jusqu’à ce qu’il soit arrivé au bout. Et de là l’unité serrée de la trame et l’ampleur du mouvement dialectique. Le Monologion est le modèle du genre ; le Cur Deus homo est à peu près de même allure : ce sont des voyages de découverte. On est sûr d’ailleurs de ne découvrir que le dogme ou des vérités en accord avec le dogme ; si l’on aboutissait ailleurs, c’est qu’on aurait fait fausse route. Il ne faut pas établir des démarcations trop précises i titre les deux méthodes, car saint Thomas procède aussi comme saint Anselme, notamment en maint endroit

du Contra gentes, et Anselme a des chapitres qu’on pourrait croire de saint Thomas ; mais la différence générale demeure, et l’on peut dire que par là saint Anselme est plus près de Platon, saint Thomas plus près d’Aristole.

Un dernier trait de la méthode d’Anselme, c’est qu’elle n’est pas, comme on dit aujourd’hui, purement intellectualiste. Sans doute, il y a spéculation, il y a voyage intellectuel ; mais au point de départ et au point d’arrivée, il y a autre chose que la connaissance, et, durant le voyage même entrepris sous la poussée de l’amour pour aboutir à l’objet aimé, l’esprit est rarement seul : on sent que l’âme est là tout entière. Voyez les admirables élévations au début du Proslogion, c. I : Die nunc, totuni cor meum, die nunc Deo : Qusero vultuni tuum… Eia nunc ergo, tu Domine Deus meus, docc cor meum ubi et quomodo te quærat, ubi et quomodo te inveniat, etc. ; et ceux de la fin, c. xxvi : Oro Deus, ctignoscam te, amem te ut gaudeam de te… Meditetur intérim inde mens mea, etc. Cf. Médit., xi, début et fin. Ce que nous voyons ici en pratique est donné comme précepte au début du De /ide Trinitatis, c. n. On ne doit jamais, dit Anselme, mettre en question une vérité de foi ; mais semper eamdeni /idem indubilanter tenendo, amando et secundum illam vivendo, humililer, quantum potest, quærere ralionem quomodo sit… Prius ergo fide mundandum est cor… et prius per prœceptorum custodiam illuminandi sunt oculi… et prius per humilem obedientiam teslimoniorum Dei debemus fieri parvuli… Qui non crediderit, non intelliget. Nam qui non crediderit, non experietur, et qui expertus non fuerit non intelliget, etc. Et plus brièvement dans une lettre à Lanfranc : Didici in schola christiana quod teneo, tenendo assero, asserendo amo. Epist., I, 41. Ainsi la spéculation devient une douce contemplation de l’objet aimé : eorum quæ credunt intellectu et conte mplalione delectentur. Cur Deus homo, 1. I, c. i. Les Méditations nous montrent à merveille cette union de la spéculation et de l’amour. Ainsi quand il s’exhorte à méditer la rédemption par Jésus-Christ : Versare in medilalione ejus, delectare in contemplatione ejus… gusta bonitatem Redemptoris tui ; an endere in amoreni Salvatoris tui, Médit., xi, col. 763 ; et quand il dit à Dieu en finissant : Fac, precor, Domine, me gustare per amorem quod gusto per cognitionem ; sentiam per affeclum quod senlio per intellectum, etc., col. 769.

Pour résumer, c’est toujours Anselme tout entier qui cherche et qui aime ; mais dans les ouvrages spéculatifs comme le Monologion, c’est la pensée qui s’exprime, le cœur écoute et s’émeut en silence ; dans les Méditations et les Oraisons, c’est le cœur ému par la pensée ; dans le Proslogion l’union est si intime de la spéculation alfectueuse avec l’affection spéculative, que l’on croirait entendre Augustin. Anselme, à cet égard, diffère de saint Thomas, qui, dans ses écrits, n’a directement exprimé son âme que par des mots rares et courts, et ne s’est révélé aimant et poète qu’une fois par les strophes immortelles que l’Église chantera jusqu’à la fin du monde au Dieu de l’eucharistie.

//L les doctrines. — En général, la doctrine d’Anselme est la doctrine commune de l’Eglise et il est curieux que les protestants s’étonnent de trouver chez un catholique des actes de confiance aux seuls mérites du Christ et d’abandon à sa seule miséricorde ; comme si ce n’était pas là le fond du catholicisme ! Après ce qui a été dit dans l’examen des ouvrages, il ne reste à signaler que quelques points.

1. Le réalisme de saint Anselme.

On a prêté parfois à Anselme quelque chose du réalisme panthéistique de Scot Erigènc. Rien de moins fondé. Si tout n’est pas net dans le De veritate, tout peut et doit s’entendre en un bon sens, celui que donnait déjà saint Thomas. Voir