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AME. DOCTRINES DES TROIS PREMIERS SIÈCLES

union avec le corps, il n’a pas d’idée précise : il admet une certaine préexistence dont elle n’a pas conscience, non plus que des existences successives qui doivent suivre celle-ci. Ibid., col. 485. D’ailleurs, sans reconnaître expressément que l’âme est créée, il n’ose dire, avec « certains platoniciens, qu’elle est ἀγέννητος, non engendrée » ; car lui veut que le monde ait commencé, Dial., v, ibid., et quand le vieillard conclut que donc les âmes ont été faites aussi (γεγονέναι), puisqu’elles sont faites au moins pour les hommes et pour les bêtes, si l’on se refuse à dire qu’elles ont été faites chacune avec son propre corps, Justin se rend à la conclusion. Ibid., col. 488. Quant à déterminer de plus prés la nature de l’âme, « les philosophes, dit le vieux maître, ne le sauraient dire. » Justin le concède. Dial., IV, col. 485. En face, la doctrine chrétienne exposée par le vieillard. Sur la spiritualité on est d’accord : « Elles peuvent penser (νοεῖν) qu’il y a un Dieu, que la justice est une belle chose comme aussi la piété. Sur ces points, je suis d’accord avec toi, » dit le vieillard. Ibid. Mais voici de quoi dérouter. Au lieu de partir de là pour prouver l’immortalité, tout l’effort va, au contraire, à montrer que l’âme est immortelle non par nature, mais par la volonté de Dieu. Dial., vi, col. 489. Voici plus encore : « De même que l’homme n’est pas toujours, et que le corps n’est pas toujours uni à l’âme… de même quand il faut que l’âme (ψυχήν) ne soit plus, l’esprit vivifiant s’en va d’elle (ἀπέστη ἀπ’ αὐτῆς τὸ ζωτικόν πνεῦμα, et il n’y a plus d’àme, mais elle aussi s’en retourne là d’où elle a été prise. » lbid., col. 492. Ce n’est pas le lieu d’examiner les doctrines de Justin sur l’immortalité. Mais qu’est-ce que cet esprit vital présenté ici comme distinct et séparable de l’âme ? Ce ne saurait être l’Esprit-Saint ; car, à ce compte, les âmes des méchants ne seraient pas immortelles, contre l’affirmation expresse du vieillard, Dial., v, col. 488. Serait-ce donc une partie supérieure de l’àme, distincte d’elle ? Non plus ; car, à ce compte, il n’eût pas fallu dire, loc. cit., que les âmes (ψυχάς) sont immortelles. En fait, l’expression est quelque peu inexacte, mais la pensée n’est pas douteuse. Tout préoccupé de montrer que l’âme n’est pas, comme Dieu, la vie par essence, ni par conséquent essentiellement immortelle, il la montre recevant de Dieu la vie, et retombant dans le néant dès que cet influx divin cesserait : cesser de vivre, c’est pour elle cesser d’être, et donc, non plus que l’être, la vie ne lui est essentielle. Dial., vi, col. 489. Cela emporte pour l’âme une certaine composition de l’être et de l’essence, rien de plus ; et l’on irait contre la pensée évidente de celui qui parle en poussant plus loin la comparaison avec la composition de l’âme et du corps.

L’identité du principe vital et du principe pensant est partout supposée. L’homme est défini un animal raisonnable, λογικὸν ζώον. Dial., xciii, col. 697. Dans l’Apologie, I, 8, col. 337, il parle des damnés souffrant dans leurs âmes et dans leurs corps ; il ne connaît pas de troisième partie. Il définit le Christ comme fera saint Augustin, corps, verbe et âme : corps et âme pour marquer sa nature humaine ; verbe pour marquer l’élément divin, dont Justin, comme on suit, aime à voir les participations dans l’humanité. Apol., ii, 10, col. 460.

L’âme est esprit, νοῦς ἐστιν ; c’est elle qui pense et peut connaître Dieu, c’est elle qui, après cette vie, le verra, non par ses propres forces, comme le supposait le philosophe, mais par un don surajouté du Saint-Esprit, ἁγίῳ πνεύματι κακοσμημένος. Dial., IV, col. 4-84 ; cf. col. 485, et Dial., v, col. 488. Sur l’origine de l’âme, le vieillard ne se prononce pas explicitement ; mais il laisse assez entendre que, selon lui, l’âme est créée de Dieu, et créée avec le corps. Dial., v, col. 488, texte ci-dessus.

Il n’est pas sûr que le traité De la résurrection soit de Justin ; mais un s’accorde aujourd’hui à y voir une (eux Te du même temps, ou peu s’en faut, et du même esprit. Nous pouvons donc y chercher un supplément de doctrine sur les points que le Dialogue laisse dans l’ombre. Amené par la nécessité de son sujet, l’auteur, comme feront tant d’autres après lui, arrive à une conception singulièrement nette du composé humain et de la part du corps dans l’homme. Mais ce qui nous touche ici, c’est qu’il ne voit dans l’homme que deux parties substantiellement unies, l’âme et le corps. C’est à cette âme, principe de vie, qu’il doit d’être raisonnable. Ce n’est pas Platon qui lui avait enseigné ces doctrines si précises sur l’unité humaine. « Qu’est-ce que l’homme, sinon l’animal raisonnable composé d’âme et de corps, τί γάρ ἐστιν ὁ ἅνθρωπος, ἀλλ' ἢ τὸ ἐκ ψυχῆς καὶ σώματος συνεστὸς ζῶον λογικόν ; l’âme donc, par elle-même, est-ce l’homme ? Non, mais l’âme de l’homme. Peut-on donc appeler homme le corps ? Non, mais il s’appelle le corps de l’homme. Si donc de ces deux parties aucune, prise à part, n’est l’homme, mais si c’est le composé des deux qui reçoit le nom d’homme, et si Dieu appelle à la vie et à la résurrection l’homme, ce n’est pas la partie, c’est le tout qu’il appelle, c’est-à-dire l’âme et le corps. » De resurr., iii, P. G., t. vi, col. 1585. Peut-on être plus nettement dichotomiste, affirmer plus nettement et la spiritualité de l’âme et l’identité de l’âme spirituelle et du principe vital ? On pourrait relever, ibid., maint passage d’où se dégage la même doctrine, celui notamment où, bien avant Musset, il compare l’âme et le corps à une paire de bœufs incapables de labourer chacun à part, col. 1584. Mais, voici qui fait difficulté : « La résurrection regarde le corps de chair qui est tombé. Car l’esprit (πνεῦμα) ne tombe pas ; l’âme (ψυχή) est dans le corps, il ne vit pas sans âme. Le corps, quand l’âme le quitte, cesse d’être. Car le corps est la demeure de l’âme, et de l’esprit l’âme est la demeure, οἶκος γὰρ τὸ σῶμα ψυχῆς, πνεύματος δὲ ψυχὴ οἶκος. Ces trois choses seront sauves en ceux qui auront en Dieu une espérance sincère et une foi sans hésitation. » Ibid., x, col. 1589. Quelques-uns comme Semisch, Jvstin der Mârtyrer, t. il, p. 361, Brestau, 1840-1842, ont conclu de là au trichotomisme de Justin. De fait, cela est bien obscur, d’autant plus obscur que nous n’avons pas ce qui précède. Mais est-il critique de ne tenir aucun compte des passages les plus clairs, comme sont ceux du chapitre viii, pour s’en rapporter à une phrase séparée du contexte, difficile à comprendre ? L’auteur parle, sans doute, comme fera plus tard Irénée, et cet esprit doit être l’Esprit-Saint, avec la grâce, siégeant dans l’âme des justes, car c’est de ceux-là qu’il s’agit. Les phrases précédentes amenaient probablement cette idée. En tout cas, ce qui suit nous remet aussitôt en plein dichotomisme : il n’y est plus question que d’âme et de corps, d’âme immortelle par nature et de corps mortel.

Dans le Dialogue contre Tryphon, nous avons vu le vieillard repousser les idées de Platon en ce qu’elles ont d’émanatiste. On a voulu voir ces idées dans le traité De la résurrection. Ce sont les adversaires de la résurrection qui parlent. On ne peut, disent-ils, arguer de l’âme au corps, car « l’âme est incorruptible, partie de Dieu et souffle de Dieu, μέρος οὖσα τοῦ Θεοῦ καὶ ἐμφύσημα, et voilà pourquoi il a voulu sauver ce qui est à lui et lui est parent, τὸ ἴδιον καὶ συγγενές ; mais la chair est corruptible et n’est pas de lui, καὶ οὐκ ἀπ’ αὐτοῦ, comme l’âme ». Ibid., vi, col. 1588. Mais l’auteur ne prend pas ces paroles à son compte ; il s’en sert seulement pour argumenter ad hominem. On ne peut rien conclure de là contre le créatianisme.

Pour résumer, Justin a, pour ainsi dire, amorcé toutes les questions sur l’âme, spiritualité, identité du principe vital et du principe pensant, origine, selon que l’occasion s’en présentait, et ses solutions sont déjà celles de l’avenir. Il restera à préciser çà et là, à coordonner les faits, à se mettre en face des objections et des erreurs nouvelles pour affirmer plus nettement les vérités contestées.