Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 1.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
63
64
ABERCIUS

Καὶ Συρίης κτλ.] Les vers 10-11 ne présentent point de difficultés, sinon sur le dernier mot πάντη δ’ἔσχον συνομηγύρους, comme lit l’hagiographe. Le mot ὁμήγυρις est synonyme de σύναξις ; et on voit le sens du composé ; mais le mot συνομηγύρους fait le vers faux. Ramsay et Duchesne lisent συνοπάδους ; Lightfoot, συνομίλους ; Dieterich, συνοδίτας. Le mot retenu par l’hagiographe était le mot le plus juste et aucune des corrections proposées n’est décisive.

Παῦλον ἔχων ἔποχον.] Cet hémistiche est fort obscur. Zahn lit πάντη δ’ἔσχον συνοδίτην Παῦλον, « j’eus partout Paul pour compagnon de route ; » puis il met un point et ensuite ἔγων ἑπόμην, « moi je suivais. » Mais le rejet de Παῦλον est bizarre. La forme dorique ἔγων plus inattendue encore ; puis pourquoi ἑπόμην est-il sans complément ? L’hagiographe a lu seulement Παῦλον ἔσωθεν, qui n’a aucun sens. La pierre est ici brisée : on lit à demi ΠΑΥΛΟΝ ΕΧΟΝ ΕΠΟ et l’on restitue ἔποχον : mais ἔποχος signifie « celui qui est sur un char », et l’on ne comprend pas davantage. M. Dieterich, c’est une fiction pure, s’imagine que ἔποχος est le titre d’une fonction dans le culte auquel aurait été, selon lui, initié Abercius, l’epochos serait quelque chose comme l’episcopos chrétien : bizarre fonction que cette fonction cultuelle de groom ! Quant à Paul, qu’Abercius rapproche de la Foi, sera-ce l’apôtre saint Paul ? Il faut le prodigieux esprit philologique de M. C. Weyman pour comprendre qu’Abercius portait avec lui une édition des Épîtres de saint Paul. Faute de quoi, on traduira bravement avec M. Zahn : « J’avais saint Paul assis dans la voiture. » Ce qui est comique. Disons simplement avec M. Reinach que cet hémistiche reste à expliquer.

Πίστις πάντη δὲ προῆγε.] Abercius marque que la Foi le guida, le conduisit partout. C’est dans un sens analogue que, dans une inscription romaine (fin du iie siècle ou début du iiie), l’auteur de l’épitaphe dit à la morte, Maritima : εὐσέβεια γὰρ σὴ πάντοτε σε προάγει. De Rossi, Inscr. chr., t. ii, p. xxvi. De même que la « Piété » a conduit partout Maritima, ainsi fait la Foi pour Abercius. Personnifier la Foi n’est pas une image singulière.

Mais est-ce bien ΠΙΣΤΙΣ qu’il faut lire sur la pierre ? l’hagiographe l’a lu, mais ne s’est-il pas trompé ? La pierre est brisée ici : on lit distinctement ΣΤΙΣ et, devant ces quatre lettres, la partie inférieure de deux jambages verticaux, dont on peut faire un iota et une moitié de Π, aussi bien qu’un Η. C’est de cette incertitude que fait état M. Dieterich pour conjecturer ΝΗΣΤΙΣ ou ΝΙΣΤΙΣ, qui est le nom d’une déesse « qui figurait dans la théologie d’Empédocle. » Une « conception religieuse » aura « pu passer des écrits d’Empédocle dans les cultes mystiques de l’Asie Mineure ! » Et M. Reinach, résumant Dieterich, accumule les preuves : « Nestis, divinité des eaux, a été identifiée par les Grecs Syriens aux déesses orientales Atargatis et Dercéto. Cette dernière avait la forme d’un poisson : or νῆστις est le nom d’un poisson. Dercéto était adorée à Hiérapolis en Syrie : or, nous trouvons la déesse Nestis dans une ville homonyme. » Et voilà toute la démonstration !

Καὶ παρέθηκε τροφήν κτλ.] Les vers 13-16 sont une description du banquet eucharistique auquel, partout sur sa route, a été convié Abercius. C’est une pareille invitation que saint Polycarpe reçoit du pape Anicet, lors de son séjour à Rome : « Dans l’église, Anicet donna l’eucharistie à Polycarpe, » écrit saint Irénée au pape Victor. Eusèbe, H. E., v, 24, 17. Sous quelles espèces la loi donne-t-elle l’eucharistie à Abercius ? Du vin qu’elle donne mêlé d’eau avec du pain. Saint Justin, dans la description qu’il fait des synaxes eucharistiques, mentionne « le pain, le calice d’eau et de vin trempé » (ἄρτος καὶ ποτήριον ὕδατος καὶ κράματος). Apol., i, 65, P. G., t. vi, col. 428. Les deux mots κρᾶμα et κέρασμα sont synonymes. Est-il besoin de rappeler, à ce propos, les peintures que les catacombes romaines nous présentent de la fraction du pain, à commencer par la belle peinture, du iie siècle, mise au jour dans la catacombe de Priscille ? Wilpert, Fractio panis. Quant au rapport de ce pain ou de ce vin avec le Sauveur lui-même, c’est par la mention de ΙΧΘΥΣ qu’à cette époque on l’exprime au mieux, et Abercius ne fait pas autrement : la Foi lui a partout donné en nourriture l’ΙΧΘΥΣ. Ainsi s’exprime l’épitaphe de Pectorius (voir ce mot) : « Ô race divine de l’ΙΧΘΥΣ céleste… reçois l’aliment doux comme le miel du Sauveur des saints : mange, bois, tu tiens l’ΙΧΘΥΣ dans tes mains : » ἔσθιε πινάωον ἴχθυν ἔχων παλάμαις. De Rossi, Inscr. chr., t. ii, p. xix. Pourquoi la Foi donne-t-elle cette nourriture aux « amis », φίλοις, et pourquoi ce terme vague ? Le terme est vague, sans doute ; encore est-il que, non seulement il n’a rien de non chrétien, III Joa., 15, mais que nous le relevons dans l’inscription de Pectorius : τὴν σήν, φίλε, θάλπεο ψυχήν. Pourquoi dire que ce poisson est un poisson de source, ἴχθυν ἀπὸ πηγῆς ? On a rapproché cette image de celle qui consiste à représenter les baptisés comme des petits poissons qui naissent dans l’eau du baptême : Nos pisciculi, secundum ΙΧΘΥΝ nostrum Jesum Christum, in aqua nascimur, dit Tertullien. De bapt., 1, P. L., t. i, col. 1198. Mais, s’il est vrai que le fidèle naît aux fonts baptismaux, il n’en est pas ainsi du Sauveur lui-même. Cette source doit être donc une source plus haute, et pourquoi ne pas songer « aux flots éternels de la Sagesse », dont parle l’inscription de Pectorius (ὕδασιν ἀενάοις σοφίης) ? C’est, en effet, dans ces flots éternels que la Vierge pure l’a pêché avec la main (ἐδράξατο).

En regard de l’interprétation chrétienne, nos bons humanistes développent leur exégèse : « Nestis, déesse des poissons, a nourri Abercius de ses poissons sacrés ; le pèlerin, ascète païen, s’est abstenu de la chair des animaux, il a mangé du poisson, du pain et du vin (Νῆστις signifie aussi celui qui jeûne). Nous sommes ici en présence de formules aussi difficiles à comprendre pour nous que celles des Éleusinies : ἐνήστευσα, ἔπιον τὸν κυκεῶνα, ou celle des mystes d’Atys : ἐκ τυμπάνου βέβρωκα, ἐκ κυμβάλου πέπωκα. Mais il semble que le sens général est clair [!]. La vierge sainte qui pêchait les poissons destinés à la nourriture d’Abercius était une prêtresse ; de même, à Éleusis, les prêtres seuls pouvaient prendre les poissons sacrés… »

Les derniers vers (17-22) appellent deux observations. Il est fort possible que ces vers constituent une formule épigraphique qui ne soit pas personnelle à Abercius et qu’Abercius aura utilisée, la trouvant en usage à Hiéropolis : on remarquera, en effet, que les vers n’en sont incorrects que par l’introduction des noms propres, Ἀβέρκιος, Ἀβερκίου Ῥωμαίων. Originale ou commune, cette formule épigraphique contient une très intéressante donnée théologique : ταῦθ’ ὁ νοῶν εὔξαιτο ὑπὲρ Ἀβερκίου πᾶς ὁ συνῳδός.. Le mot Ἀβερκίου, « celui qui chante avec moi, » est une expression peu naturelle, encore qu’on puisse lui trouver quelque analogie avec un passage d’une épître de saint Ignace d’Antioche, Ephes., iv, 1, 2. L’expression ταῦθ’ ὁ νοῶν, « celui qui comprend, » n’est pas une allusion à la prétendue discipline de l’arcane : Abercius qui vient de s’exprimer par symboles, symboles que tous les chrétiens entendent, fait maintenant appel aux chrétiens, simplement. Mais à ces chrétiens ses frères Abercius demande de prier pour lui : expression de l’usage de la prière pour les défunts, un usage inconnu au paganisme. Et c’est un dernier trait qui confirme l’interprétation strictement chrétienne de l’épitaphe d’Abercius.

P. Batiffol.

IV. Importance. — L’importance de cette inscription est manifeste. — 1o On a voulu y voir un argument en faveur de la primauté de l’Église romaine. Dans ce cas,