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ABERCIUS

berger appuyé sur son bâton. Kraus, Realencyklopädie, t. ii, p. 592. Abercius se dit le disciple, μαθητής, un mot évangélique, resté familier à la langue chrétienne, à la langue de saint Ignace d’Antioche, par exemple. Magnes., ix, 2, 3 ; x, 1. Il est disciple du pasteur pur, ἀγνός, une épithète très chrétienne, et dont la fortune fut grande particulièrement au temps où les idées encratites étaient le plus en vogue, c’est-à-dire au iie siècle. Ce pasteur pait ses troupeaux par monts et par plaines : allusion aux Églises qu’Abercius trouvera dans « la plaine syrienne » aussi bien que dans les montagnes de Phrygie. Et ce pasteur a de grands yeux dont le regard atteint partout : vers purement descriptif, mais qui marque bien ce que ce pasteur a de surhumain, ne fût-ce que dans son regard. Le symbolisme chrétien donne donc l’explication adéquate de ces vers 3-5 : peut-on en dire autant de l’archéologie de MM. Ficker et Dieterich ? Attis est qualité de bouvier (βουκόλος), de chevrier (αἰπόλος), d’homme aux mille yeux (μυριόμματος), et il est comparé au soleil qui voit tout (πανόπτης) : mais on ne nous dit pas, et pour cause, qu’Attis, le jeune bouvier de Cybèle, ait eu le droit d’être qualifié de chaste : l’historien ecclésiastique Socrate, après avoir cité un oracle qui identifiait Attis et le « chaste Adonis » (ἁγνὸν’Ἀδωνιν), raille cette confusion en rappelant qu’Attis præ amoris insania seipsum exsecuit. H. E., in, 23, P. G., t. lxvii, col. 448.

Οὖτος γάρ μ’ἐδίδαξε… γράμματα πιστά.] Quel mot manque-t-il ? Pitra supposait τὰ ζωῆς ; Zahn, λόγους καὶ ; Harnack soupçonne l’hagiographe d’avoir passé là quelque mot malsonnant. Dieterich renonce à rien suppléer. Mais γράμματα πιστά est assez clair. Si γράμματα} est un mot incolore, Act., xxvi, 24, jusque-là qu’il pourrait s’appliquer à des écritures secrètes, orphiques, magiques, encore est-il que Philon l’entend des saintes Écritures, τὰ ἱερά γράμματα. Ant. jud., iii, 7, 6, et que le Nouveau Testament fait de même. II Tim., iii, 15 ; Joa., v, 47. Du reste, il est déterminé ici par l’épithète πιστά, qui est spécifiquement chrétienne, témoin les λόγοι πιστοί de l’Apocalypse, xxi, 5, et le πιστὸς λόγος des Pastorales. I Tim., i, 15 ; iii, 1 ; II Tim., ii, 11. Lorsque l’on nous dit que les γράμματα πιστά sont analogues aux λεγόμενα des mystères, on ne peut citer aucun exemple à l’appui pour motiver cette analogie.

Εἰς Ῥώμην ὅς ἔπεμψεν ἐμὲν βασίλειαν ἀθρῆσαι καὶ βασίλισσαν ἰδεῖν χρυσόστολον χρυσοπέδιλον.] La pierre de l’inscription porte seulement ΒΑϹΙΑ de βασίλεαν : l’hagiographe a lu βασιλειαν, dont les copistes font indifféremment βασίλειαν, reginam, ou βασιλείαν, regnum. Wilpert comprend βασιλείαν comme une apposition à Ῥώμην, mais alors le verbe ἀθρῆσαι reste sans objet. Zahn corrige et lit βασιλῆ (=βασιλέα) ἀναθρῆσαι, qui est une conjecture aussi gratuite que celle de Dieterich, βασιλῆαν, forme poétique insolite, ou, comme dit M. Reinach, « accusatif barbare » pour βασιλέα. Le plus sûr est de s’en tenir au texte de l’hagiographe et de traduire : le Pasteur m’a envoyé à Rome contempler « une souveraine et une reine ». C’est ici que la pensée d’Abercius s’obscurcit. La souveraine, nous dit M. Duchesne, c’est la cité-reine, la ville éternelle, avec son sacré sénat et l’empereur, la « souveraineté ». Soit. Rome, en effet, est très naturellement qualifiée de reine : Η ΒΑΣΙΛΕΥΟΥΣΑ ΡΩΜΗ ΤΟΝ ΒΑΣΙΛΕΥΟΝΤΑ ΤΩΝ ΛΟΓΩΝ, lisait-on dans une inscription du ive siècle, élevée à Rome à Proairésios et que nous a conservée Eunape. Vit., édit. Didot, p. 492. Cf. Batiffol, dans Revue hist. des relig., 1897, t. xxxv, p. 113. Si la βασίλεια est la cité de Rome, que sera la βασίλισσα ? M. Duchesne répond : « L’Église comparée si souvent dans les Écritures et dans les Pères à une reine aux brillants atours. » Dans le Pasteur, l’Église n’apparaît-elle pas à Hermas sous les traits d’une femme âgée, vêtue d’un vêtement éclatant, ἐν ἱματισμῷ λαμπροτάτῳ ? Vis., i, 2. Sans doute, mais alors pourquoi opposer cette reine brillante au peuple qui, au vers suivant, va représenter la communauté des fidèles de Rome (λαὸν δ’εἶδον ἐκεῖ) ? Le contraste est tranché bien plus entre la βασίλισσα et le λαός, qu’entre la βασίλεια et la βασίλισσα.

Donc, contrairement au sentiment d’archéologues comme Duchesne et Wilpert, nous hésiterions à reconnaître dans le vers 8 une allusion à l’éminente dignité de l’Église de Rome. Les vers 7 et 8 parleraient de Rome, rien que de la cité de Rome, ils en parleraient avec emphase et gaucherie, que ce serait un sens plausible, sinon très relevé. On nous dit qu’il est bien extraordinaire que le « Pasteur pur », c’est-à-dire le Sauveur, ait envoyé Abercius à Rome pour contempler la splendeur impériale de Rome. Mais ignore-t-on de quels religieux regards les chrétiens contemplaient Rome ? Ne sait-on pas que, pour eux, la fin de Rome devait être le signal de la fin du monde ? Etiam res ipsa déclarat lapsum ruinamque rerum brevi fore, nisi quod incolumi urbe Roma nihil istiusmodi videtur esse metuendum : at vero cum caput illud orbis occiderit et ῥύμη esse cœperit, quod Sibyllæ fore aiunt, quis dubitet venisse jam finem… ? Illa est civitas quæ adhuc sustentat omnia. C’est Lactance qui s’exprime ainsi, vii, 25, P. L., t. vi, col. 812.

Λαὸν δ’εἶδον ἐκεῖ λαμπρὰν σφραγῖδαν ἔχοντα.] M. Dieterich, après Hirschfeld, corrige λαός (peuple) en λᾶος (pierre) et demande avec ironie si l’archéologie chrétienne a jamais rencontré de pierre qui porte un sceau brillant. Le quiproquo n’est pas permis, car λαός est un terme d’usage courant dans la littérature chrétienne, pour désigner les élus, les fidèles : on peut le relever jusqu’à dix fois rien que dans le Pasteur d’Hermas avec ce sens. Plus précisément même il signifie l’assistance par opposition à l’évêque dans une synaxe eucharistique : on le trouvera trois fois avec ce sens spécial dans la description du culte chrétien de saint Justin. Apol., i, 65-67. Λᾶος au contraire, au sens de pierre, est attesté par une leçon d’ailleurs controversée de Sophocle, Œdip. Col., 198, et par une inscription de Gortyne : c’est ce mot rarissime que l’on veut retrouver dans une inscription de grec commun, en Phrygie, au iiie siècle ? Le mot σφραγίς est aussi fréquent dans la littérature chrétienne que le mot λαός. Au propre, σφραγίς est la marque que l’on met sur une marchandise ou sur une tête de bétail pour la reconnaître : M. Deissmann a relevé dans un papyrus commercial du Fayoum de la fin du iie siècle de notre ère l’expression σφραγῖδα ἐπιβάλλειν ἑκάστῳ ὄνῳ, marquer chaque âne d’un signe de propriété. A. Deissmann, Neue Bibelstudien, Marbourg, 1897, p. 66. C’est ce même sens qui est donné par le gnostique Théodote : « Les animaux sans raison témoignent par la sphragis du propriétaire à qui ils appartiennent individuellement, et c’est par la sphragis que le propriétaire les revendique. » Excerpta Theodot., 86, P. G., t. ix, col. 698. Au figuré, dans la littérature chrétienne, il désigne le baptême : nous le relevons huit fois dans le Pasteur d’Hermas, vingt fois dans les Acta Thomæ, avec ce sens. Personne ne le conteste, d’ailleurs. Mais M. Harnack et M. Dieterich triomphent de ce que l’expression λαμπρὰ σφραγίς est unique : un sceau brillant peut-il s’entendre du baptême ? Or, juste à point, on signale un passage des Acta Philippi, édit. Tischendorf, p. 93, où il est question de « sceau lumineux rayonnant partout », φωτεινήν σφραγῖδα, et c’est M. Harnack lui-même qui le signale. Theolog. Literaturz., t. xxii (1897), p. 61. Ici encore le langage chrétien fournit l’explication adéquate. Que penser, au contraire, de l’exégèse qui, après avoir fait du peuple une pierre, croit reconnaître dans le « sceau brillant » l’idole d’Élagabal, la « grosse pierre conique, de couleur noire, que l’on disait tombée du ciel, et sur laquelle, au dire d’Hérodien, on voyait certaines marques et empreintes » (ἐξοχάς… καὶ τύπους) ?