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ABERCIUS

« Citoyen d’une ville distinguée, je me suis préparé ce monument [de mon vivant] pour que mon corps y repose noblement. Je m’appelle Alexandre fils d’Antoine ; je suis disciple d’un pasteur pur. On ne devra pas mettre un autre tombeau au-dessus du mien, sous peine d’amende : pour le fisc romain deux mille pièces d’or, pour ma noble patrie Hiéropolis mille pièces d’or. Écrit l’an 300, le sixième mois, de mon vivant. Paix aux passants et à ceux qui se souviennent de moi. » L’an 300 de l’ère adoptée à Hiéropolis, correspondant à l’an 216 de l’ère chrétienne, on avait là un texte de comparaison pour authentiquer et pour dater l’épitaphe d’Abercius. Car l’épitaphe d’Alexandre, fils d’Antoine, était dans sa partie métrique un grossier plagiat de l’épitaphe d’Abercius. En outre elle était l’épitaphe d’un chrétien. Car l’acclamation « Paix aux passants » est spécifiquement chrétienne. Ramsay, Bull. de corresp. hellénique, t. vi, p. 518 ; Duchesne, Bull. crit., t. iii, p. 135.

Cette première découverte fut suivie, l’année suivante, d’une seconde plus décisive. Revenu en Phrygie en 1883, M. Ramsay trouva près d’Hiéropolis, dans le mur d’un bain public, deux fragments épigraphiques qui n’étaient autres qu’une portion de l’épitaphe d’Abercius. De ces deux fragments, M. Ramsay emporta l’un à Aberdeen. Quant à l’autre, De Rossi suggéra au patriarche des Arméniens catholiques de le faire offrir à Léon XIII, à l’occasion de son jubilé épiscopal, par le sultan Abdul-Hamid II, ce qui eut lieu en février 1893. M. Duchesne ayant suggéré une pensée semblable à M. Ramsay, les deux fragments se trouvent actuellement réunis au musée du Latran.

Les érudits, soit catholiques, soit anglicans, soit luthériens, s’empressèrent d’étudier avec plus de soin l’inscription, dont l’authenticité venait ainsi d’être mise hors de doute. A quelques différences d’interprétation près — divergences insignifiantes — ils furent unanimes à tenir l’épitaphe pour un monument de la fin du iie siècle et pour un témoin de première valeur de la foi catholique, notamment en ce qui touche au baptême, à l’eucharistie, à la conception virginale.

Mais il n’est conclusion si assurée que certaine critique n’hésite à lui substituer les plus paradoxales conjectures. L’Académie des sciences de Berlin entendit, le 11 janvier 1894, la lecture d’un mémoire de M. Ficker, jeune professeur à l’Université de Halle, où l’auteur s’appliquait à démontrer que l’épitaphe d’Abercius était une inscription païenne, épitaphe d’un prêtre de Cybèle. M. Duchesne, dont le nom était dès lors attaché à l’exégèse de l’épitaphe d’Abercius, railla sans merci l’hypothèse du jeune professeur. « M. Ficker, put-il conclure, a sans doute voulu rire et dérider aussi l’Académie de Berlin. » Bull. crit., 1894, t. xv, p. 117. « Comment traiter sur un ton sérieux, écrivait de son côté M. De Rossi, et discuter comme dignes de controverse scientifique de tels rêves ? » Bull. di archeol. crist., 1894, p. 69. A ce moment, M. Harnack crut devoir proposer une distinction. Il y avait dans l’épitaphe d’Abercius des traits chrétiens, incontestablement, mais ces traits étaient contredits par d’autres qui ne l’étaient pas ou qui l’étaient moins : qu’est-ce que ce pasteur « aux grands yeux dont les regards atteignent partout » ? N’est-ce pas un mythe solaire ? Pourquoi envoie-t-il Abercius à Rome voir un roi (βασιλῆα) et une reine ? Pourquoi le berger ne serait-il pas Attis-Hélios et la vierge pure Cybèle ? De ces doutes, M. Harnack croyait pouvoir induire que l’épitaphe d’Abercius représentait un syncrétisme des mystères chrétiens et d’un culte solaire, syncrétisme sans autre attestation d’ailleurs : Abercius devait avoir été un païen gnosticisant. On aurait eu tôt fait de dissiper les doutes de M. Harnack et de lui montrer que l’identification du pasteur et d’Attis ne reposait sur aucune base, ce que firent au mieux M. Duchesne et M. Wilpert ; mais un nouveau système parut. M. A. Dieterich, professeur d’archéologie à l’Université de Marbourg, imagina que, l’empereur Héliogabale ayant fait célébrer en 220 le mariage de son dieu syrien Élagabal avec l’Astarté de Carthage, Abercius, prêtre d’Attis, avait été envoyé à Rome par son dieu pour prendre part à la cérémonie des noces du soleil et de la lune. Il vint à Rome ; il vit une pierre (λᾶον) marquée d’un sceau brillant, la pierre noire d’Émèse, le dieu Élagabal ; il vit le grand dieu et la grande déesse, le roi et la reine. Quant à lui, il était de la confrérie des μαθηταὶ ποιμένος ἁγνοῦ, Attis, comme l’était son contemporain Alexandre fils d’Antoine ; il fut conduit partout par Nestis, qui est le nom d’une divinité sicilienne, divinité des eaux, qui a nourri Abercius de poisson en des repas cultuels mystérieux. L’explication adéquate était enfin trouvée, qui fit dire à M. Salomon Reinach, non sans atticisme : « C’est M. Dieterich qui a raison : il a mis dans le mille. » Revue critique. t. xlii (1896), p. 447.

A ces extravagances, il suffit d’opposer : 1° l’identification de l’Abercius de l’épitaphe et de l’Abvircius Marcellus, évêque antimontaniste signalé par Eusèbe, H. E., v, 16, 3, en ce canton de Phrygie, à l’époque contemporaine ; 2° l’antériorité de l’épitaphe d’Abercius par rapport à l’épitaphe d’Alexandre fils d’Antoine, cette dernière étant chrétienne et datée de 216 ; 3° l’interprétation donnée par la Vita Abercii, laquelle date d’un temps où païens et chrétiens savaient pertinemment se différencier ; 4° l’indéniable sens chrétien des traits les plus marquants de l’épitaphe, quelque vague d’expression ne se manifestant que dans des épithètes d’ornement, défaut aisément pardonnable à un texte métrique ; 5° les laborieuses, les excessives invraisemblances textuelles ou mythologiques entassées par les nouveaux exégètes. Ces deux derniers considérants vont être justifiés dans le commentaire que nous allons donner de l’épitaphe d’Abercius.

III. Interprétation. — Ἐκλεκτῆς πόλεως κτλ] On s’est étonné qu’un chrétien ait affecté de s’appeler citoyen et qu’il ait qualifié sa cité de l’épithète d’ἐκλεκτή, distinguée, comme au vers 22 il la qualifiera de noble patrie, χρηστὴ πατρίς. Il est sûr que l’épître aux Hébreux, xiii, 14, aurait pu lui apprendre que « nous n’avons point ici de cité qui demeure, et que nous cherchons celle qui doit venir ». Cf. Eph., ii, 19. Mais le détachement civique n’est point obligatoire, et si Abercius, qui avait beaucoup voyagé, n’en tenait pas moins fervemment à sa petite cité phrygienne, sa conscience chrétienne n’avait rien à redire. Mais pourquoi traiter Hiéropolis d’ἐκλεκτή ? À cela on répond que les cités ont coutume de recevoir des épithètes de ce genre, honestissime, auguste, felicissime, sanctissime, inclyte. Que si ἐκλεκτή, qui, dans la langue chrétienne, veut dire élue, se dit plutôt d’une église que d’une cité (voyez la suscription de l’épître de saint Ignace aux chrétiens de Tralles), on peut supposer que le mot est susceptible d’uns acception plus banale, comme lorsque saint Ignace en fait l’épithète d’un de ses compagnons, ἀνδρὶ ἐκλεκτῷ. Philadelph., xi.

Οὔνομ’ Ἀβέρκιος κτλ] Avec les vers 3-5 le symbolisme apparaît, mais quel symbolisme ? Celui que l’archéologie chrétienne nous montre comme le plus populaire parmi les fidèles ; les peintures des catacombes romaines ne fournissent pas moins de quinze représentations du bon Pasteur paissant son troupeau (pour ne rien dire du bon Pasteur portant la brebis sur ses épaules), représentations remontant au iiie et au ive siècle. Wilpert, Fractio panis, Paris, 1896, p. 99-100. De Rossi a retrouvé et publié une médaille chrétienne, qu’il attribue au iie ou au iiie siècle, représentant un troupeau de sept agneaux, les uns paissants, les autres bondissants, et à gauche, à l’ombre d’un olivier, debout avec un chien à ses pieds, le