Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 1.djvu/372

Cette page n’a pas encore été corrigée
701
702
ALÉATOIRES (CONTRATS)


raliste est autorisé par suite à interpréter plus largement le consentement des contractants (joueurs) dans le sens d’une acceptation antécédente de tous gains ou pertes possibles auxquels ils sont censés s’exposer volontairement, sans cesser de rester obligés à payer toujours l’enjeu du contrat, tout de suite le capital, et indéfiniment la rente promise. Au fond, la rente viagère n’est guère qu’un cas particulier du contrat d’assurance, mélangé d’un aléa qui la rapproche beaucoup du jeu et du pari.

VI. La spéculation a terme.

La spéculation, comme l’indique l’étymologie du mot, consiste à prévoir (speculari) les variations du prix des marchandises, suivant la différence des temps ou des lieux, pour retirer, par l’achat et la vente, un bénéfice de cette variation, soit en réalisant un gain positif, soit en évitant une perte. Ainsi entendue, dans son acception générique, la spéculation n’a en soi rien d’illicite ; elle constitue même pour l’ordinaire un acte de prudence économique absolument louable. Elle est d’usage fort ancien, comme le prouve l’exemple célèbre de Joseph à la cour d’un Pharaon d’Egypte, Gen., xli, xlvii ; et, avec saint Thomas, Sum. theol., IIa-IIæ, q. lxxvii, a. 3, la commune tradition de la théologie scolastique la tient pour procédé commercial légitime et utile. Cf. Costa-Rossetti, Abriss eines Systems cler national Œkonomie im Geiste der Scholastik, Fribourg, 1889.

Le marché à terme est une forme de spéculation, aujourd’hui universellement usitée, qui consiste, pour les contractants, vendeur et acheteur, à fixer de suite le prix du marché, en renvoyant à un terme plus ou moins éloigné la livraison des marchandises. Si, au jour convenu, le prix courant de la marchandise a baissé, l’acheteur perd et le vendeur gagne la différence de ce prix avec celui qui avait été préalablement convenu entre eux. L’un et l’autre doit donc s’appliquer à prévoir, à calculer prudemment à l’avance les probabilités de hausse ou de baisse que peuvent subir les cours du marché.

On distingue deux sortes de spéculations ou marchés à terme, théoriquement bien différentes, encore que souvent très difficiles à distinguer dans la pratique : la spéculation réelle, qui porte vraiment sur des objets existants, négociables et livrables ; et la spéculation fictive, qui ne porte que sur des valeurs imaginaires, sur des chiffres, et n’a, dans l’intention de ceux qui s’y livrent, pas d’autre but que la réalisation (en gain ou perte) des différences occasionnées par la variation des cours ; tel, par exemple, le cas de ce coiffeur marseillais, pour prendre l’espèce d’un arrêt de la Cour d’Aix, qui achète le 1 er mars 10000 quintaux de blé à 27 francs, livrables fin avril ; ce qui veut dire que si, à ce moment, le blé vaut 28 francs, le vendeur devra payer à l’acheteur 10000 francs ; s’il est tombé à 26 francs c’est l’acheteur qui devra les payer au vendeur ; ni l’un ni l’autre n’ont eu un seul instant le moindre boisseau de blé à leur disposition, ni l’envie de s’en procurer un seul grain pour faire face aux obligations de leur contrat, qui n’était qu’une pure spéculation fictive à terme sur des « différences ».

La spéculation réelle à terme, qu’elle soit ferme ou à prime, à prime simple ou double (option), est la forme par excellence de la spéculation commerciale. Aucun principe de morale ne permet de la condamner, pourvu que les contractants n’influent pas frauduleusement sur la variation des cours, et se mettent sérieusement en état de remplir leurs engagements au jour dit, à moins qu’ils n’obtiennent, de la partie intéressée, résiliation ou prolongation de délai de leur contrat, moyennant une somme payée par eux en compensation de leur dédit. Ce procédé de commerce rend d’ailleurs d’immenses services à l’économie publique : il assure les approvisionnements, amène, par l’équilibre naturel

de Voffre et de la demande, le nivellement des prix et épargne au producteur l’embarras d’emmagasiner la marchandise en attendant la vente.

Le moraliste est plus embarrassé en présence du problème que soulève la spéculation fictive des différences. En dernière analyse, ce contrat aléatoire n’est qu’une espèce de jeu ou de pari auquel peut se mêler, suivant la condition personnelle des joueurs, une part plus ou moins large d’adresse dans la prévision des probabilités de la hausse ou de la baisse. Aussi convient-il de lui appliquer simplement les principes exposés précédemment à propos du jeu et du pari ; ce qui nous amène à conclure que per se, considérée strictement dans les éléments essentiels de justice qui la constituent comme contrat bilatéral aléatoire, la spéculation fictive sur de simples différences n’est pas illicite.

Mais ici le per accidens est gros d’inconvénients graves de toute sorte. D’abord, en principe, les gros capitalistes, seuls capables de faire varier les cours par la pression de leurs propositions de vente ou d’achat, sous lesquelles ils « écrasent » le marché, sont aussi par là même les seuls à pouvoir retirer de gros bénéfices de cette opération où les petites bourses doivent fatalement trouver la ruine. De plus, la spéculation fictive fausse le vrai cours des marchés et trouble l’équilibre normal des échanges entre commerçants sérieux, d’où indirectement une atteinte grave portée au juste salaire du travail humain. Enfin, pour ne rien dire de toutes les conséquences fâcheuses du jeu, qui se trouvent là réunies et portées à leur plus haut degré, la tentation est forte pour les spéculateurs de « peser » artificiellement par des moyens frauduleux sur les cours, suivant qu’ils ont avantage à les voir monter ou baisser ; et l’histoire démontre trop que, s’il peut se rencontrer des spéculateurs honnêtes qui s’abstiennent de semblables injustices, le nombre est grand de ceux qui n’ont point de pareils scrupules et passent, par des nuances subtiles qu’aucune législation n’a pu jusqu’à présent préciser ni atteindre efficacement, de la spéculation fictive encore tolérable en conscience à son abus bien connu, l’agiotage, formellement réprouvé par la morale.

C’est tout ce que nous voulons dire ici de cette dernière espèce de contrat aléatoire, la plus difficile de toutes à accorder avec les principes de la justice privée et sociale, la plus délicate à définir pratiquement à cause de l’obscurité où se perd la limite qui y sépare l’abus d’avec l’usage moralement admissible. Voir l’article Bourse.

En résumé, tous les contrats aléatoires dérivent, plus ou moins directement, du jeu ou du pari, dont il convient d’avoir toujours présente à l’esprit la théorie fondamentale, pour les apprécier exactement quant à la substance des conditions que réclame leur honnêteté, au double point de vue de la justice et de la vie morale humaine dans son ensemble.

Sur les contrats aléatoires en général : tous les moralistes, au traité De contractions (Prœcept. VII Decal.) ; S. Alphonse, Theol. mor., 1. III, n. 869 sq. ; Homo apostolicus, tr. X, n. 214, Besançon, 1837, p. 262 ; Lugo, De justifia et jure, disp. XXXI, Lyon, 1652, t. ii, p. 426 ; Carrière, De contractibus, n. 918 sq., Paris, 1847, t. ut, p. 17 ; Marres, De justitia, t édit-, Ruremonde, 1889 ; Ballerini, Opus theol. morale, édit. Palmieri, Prato, 1890, tr. VIII, dub. xiv, n. 561 sq., t. iii, p. 788 ; Berardi, Examen confessarii et parochi, Fænza, 1897, t. iii, p. 154, et Praxis confessarii, Bologne, 1887, t. I, p. 515, 525, 534 ; Allègre, Code civil commenté, passim.

Sur le jeuet le pari : Barbeyrac, Traité du jeu, Paris, 1709 ; La Placette, Traité des jeux de hasard, Paris, 1714 ; J.-B.Thiers, Traité des jeux et divertissements, Paris, 1686 ; Lugo, Opéra, loc. cit. ; S. Alphonse de Liguori, Theol. mor., Turin, 1847, 1. III, n. 869 sq. ; Carrière, op. et éd. cit., p. 19, 44 ; Bruck, Uber Spiel und Wette, Greifswald, 1868 ; La grande encyclop., v Jeu, l’un ; Krugelstein, Unterschiedwischen Spiel und Wette, Leipzig, 1809 ; Pothier, Contr. aléat., Traité du Jeu ; les commen