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ABÉLARD (VIE ET ŒUVRES D’)

l’attestent les reproches de son ami Foulques de Deuil, I Epist., xvi, P. L., t. clxxviii, col. 373, et ce triste aveu d’Abélard lui-même : Cum totus in superbia et luxuria laborarem. Historia calam., ibid., col. 126. Mais, ajoute-t-il, le châtiment était proche. Il fut terrible et désormais la vie d’Abélard ne sera plus qu’une suite ininterrompue de luttes, de déboires et de condamnations.

La première catastrophe éclata en 1118. On sait la séduction d’Héloïse, sa fuite en Bretagne, la naissance d’Astralabe, le mariage secret exigé et ensuite divulgué par le chanoine Fulbert, oncle d’Héloïse, enfin la retraite de celle-ci au monastère d’Argenteuil et la barbare vengeance exercée sur Abélard. Sous le coup de cette humiliation, Abélard va s’ensevelira l’abbaye de Saint-Denys, où il embrasse la vie monastique. Loin d’y trouver le repos, il s’y fit de nouveaux ennemis. Ayant, sur les instances de ses disciples, repris ses leçons à Saint-Denys et ensuite à Saint-Ayoul près de Provins, il aggrava encore ses erreurs et, sous prétexte de réfuter le trithéisme de Roscelin, il ressuscita le sabellianisme. Il en résulta d’abord une polémique d’une violence inouïe entre Abélard et son ancien maître, Epist., xiv, xv, P. L., t. clxxviii, col. 356-372, puis la dénonciation, peut-être par Roscelin, ibid., col. 357, sûrement par Albéric et Lolulphe de Reims, de l’opuscule d’Abélard De unitate et Trinitate divina, récemment publié par Stolzle. Au concile de Soissons (1121) présidé par le célèbre cardinal légat Conon d’Urrach, Abélard fut condamné à jeter lui-même son livre au feu, et à être enfermé au monastère de Saint-Médard. Délivré par le légat, il regagna Saint-Denys, ulcéré mais toujours opiniâtre.

Nous ne pouvons que mentionner la tempête qu’il excita à Saint-Denys en niant l’origine aréopagitique de l’abbaye ; sa retraite dans une solitude déserte près de Nogent-sur-Seine où il fonde l’école du Paraclet bientôt peuplée de milliers de disciples ; ses nouveaux démêlés de doctrine avec Clairvaux et les prémontrés ; son séjour à Saint-Gildas de Rhuys (Morbihan) dont les moines l’ont élu abbé (1225) sans se douter qu’il laisserait d’eux le plus affreux portrait, Hist. calam., ibid., col. 179 ; enfin son retour au Paraclet (1229) pour y recueillir Héloïse après la dispersion du monastère trop relâché d’Argenteuil, et l’établir première abbesse du monastère qu’il fonde pour elle, et auquel à sa prière il donne une règle. Epist., viii, col. 255-326. Cf. Epist., vii, ix.

En 1136, Jean de Salisbury nous montre de nouveau Abélard dans sa chaire de la montagne Sainte-Geneviève, luttant contre la secte des cornificiens et enlevant la palme de la logique à tous ses contemporains. Metalogicus, l. II, c. x ; l. I, c. v, P. L., t. cci, col. 867, 832. C’était son dernier triomphe. Son enseignement et les ouvrages composés dans ses années de solitude avaient ajouté de nouvelles erreurs aux anciennes sur la Trinité. En 1139, un abbé cistercien, Guillaume de Saint-Thierry, jette le cri d’alarme en transmettant à saint Bernard et à Geoffroy, évêque de Chartres, les propositions les plus hardies du novateur. En vain Bernard, dans une visite amicale, essaie de le ramener ; Abélard demande à l’archevêque de Sens, Henri Sanglier, de se justifier publiquement dans un synode.

Le concile, composé des évêques et abbés des deux provinces de Sens et de Reims, se réunit à Sens dans l’octave de la Pentecôte, en présence du roi Louis VII accompagné de nombreux seigneurs (1141 et non 1140, comme on l’avait cru jusqu’ici). V. Deutsch, Die synode zu Sens 1141 und die Verurtheilung Abâlards, in-8o, Berlin, 1880 ; Denifle, Archiv für Literatur und Kirchengeschichte des Mittelalters, 1885, t. i, p. 418. Abélard eût voulu discuter. Mais Bernard, lisant les propositions extraites de ses écrits, le somma de les désavouer ou de les rétracter. Décontenancé, le novateur en appelle au pape et se retire. Le concile alors condamne les propositions en réservant au pape le jugement sur la personne de l’auteur. Celui-ci part pour Rome, où il compte sur de puissants amis. Mais à Lyon il apprend qu’Innocent II a confirmé la sentence et le condamne lui-même à être enfermé dans un monastère (16 juillet 1141). Cf. Jaffé-Loewenfeld, Regesta pont, rom., 1885, n. 8148 [5767] et 8149 [5767].

Mais, à son passage à Cluny, la providence lui ménageait un consolateur. Pierre le Vénérable l’accueille avec bonté, l’arrête dans son abbaye, l’adoucit, le réconcilie avec saint Bernard, obtient du pape de le garder près de lui, et lui inspire une rétractation qui, malgré des traces visibles d’amertume, est sincèrement catholique. Professio fidei, P. L., ibid., col. 178. Abélard vécut encore quelques mois dans le recueillement, la prière, l’étude et la pénitence, méritant, par sa soumission à l’Église et ses austères vertus, un magnifique éloge de Pierre le Vénérable. Voir Petri Venerabilis Epistolæ, P. L., t. clxxxix, l. III, epist. iv, Ad Innocentium II, col. 304 ; l. IV, epist. xxi ; l. VI, epist. xxii, Ad Heloisam, col. 347, 428. Il avait été envoyé pour se reposer au prieuré de Saint-Marcel, quand la mort le frappa à l’âge de 63 ans (12 avril 1142). A la prière d’Héloïse, Epist. ad Petrum Ven., ibid., col. 427, les cendres d’Abélard furent ensevelies au Paraclet, d’où elles ont été portées, en ce siècle, à Paris, au cimetière du Père-Lachaise.

II. Œuvres d’Abélard. — i. œuvres dogmatiques. — Quatre traités constituent la partie la plus intéressante de l’héritage théologique d’Abélard : 1o l’ouvrage découvert et publié par le Dr Remigius Stolzle ; sous ce titre : Abælards 1121 zu Soissons verurtheilter Tractatus de unitate et Trinitate divina, in-8o, Fribourg-en-Brisgau, 1891, p. xxxvi-101 ; 2o la Theologia christiana, éditée en 1717 par dom Martène dans le Thesaurus novus anecdotorum, t. v, col. 1139 ; 3o l’Introductio ad theologiam, publiée en 1616 par d’Amboise ; 4o la Somme des sentences publiée par Reinwald, sous le titre d’Epitome theologiæ christianæ, in-8o, Berlin, 1835, Tous ces ouvrages, sauf peut-être l’Epitome, sont incomplets, du moins sous leur forme actuelle. Les divisions en livres et en chapitres sont postérieures et troublent le plan de l’auteur, spécialement dans l’Epitome. De nombreux passages, parfois des chapitres entiers, sont à peu près identiques dans ces divers traités : de là des problèmes de critique jusqu’ici très discutés. Une comparaison attentive des quatre ouvrages amène pourtant à des conclusions certaines :

1. L’ordre chronologique de composition est l’ordre même dans lequel nous les avons énumérés. L’étude des modifications apportées aux fragments communs prouve que le De unitate a précédé la Theologia, et celle-ci l’Introductio. Cf. par exemple un long passage commun au De unitate, etc., édition citée, p. 43-54, à la Theologia, P. L., t. clxxviii, col. 1241-1247, et à l’Introductio, ibid., col. 1059-1065. On constate, de l’un à l’autre de ces ouvrages, le progrès de la pensée et de l’expression (voir les modes d’identité dans De unitate, p. 50, Theologia, col. 1247, et Introductio, col. 1065), de nouvelles lectures (cf. Theologia, col. 1170 ; Introductio, col. 1039), des phrases intercalées sans corriger les anciennes transitions (cf. Theologia, col. 1246, et Introductio, col. 1064, quas tamen, etc.). Il n’est plus possible de croire avec dom Martène et Hefele, Histoire des conciles, trad. Delarc, t. vii, p. 161 ; 2e édit. allem., 1886, t. v, p. 358, que l’Introductio, composée avant 1120, a été condamnée à Soissons : d’après Abélard lui-même, le livre de Soissons était un « opuscule sur la Trinité », Epist., xiv, P. L., t. clxxviii, col. 357, tandis que l’Introductio est une Somme sur toute la théologie.