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ALBERT LE GRAND

tement au travail d’assimilation de la science antique qui s’opère spécialement dans l’Europe, au xiiie siècle. Albert a été le premier et le plus grand intermédiaire qui ait porté à la connaissance des lettrés de son temps l’ensemble de la science grecque, latine et arabe. Doué d’une activité et d’une faculté d’assimilation surprenantes, membre d’un ordre religieux qui, en se vouant le premier à l’étude, préparait un milieu spécial à la culture scientifique, Albert joua un véritable rôle de révélateur intellectuel, dans une époque où le progrès de l’esprit était entravé par des difficultés que ne pouvaient surmonter la plupart des hommes d’étude. L’œuvre encyclopédique d’Albert résolvait en effet les problèmes les plus urgents qui arrêtaient alors le mouvement général de la pensée. Sa vaste entreprise permettait d’entrer en contact avec tous les grands résultats de science antique, ou étrangère, sans aller à des sources à peine abordables, à cause de leur rareté, sous le régime des manuscrits. Albert lui-même, malgré des conditions exceptionnellement favorables, déclare qu’il a dû recueillir les écrits fragmentaires d’Aristote avec difficulté et un peu partout : quæ diligenter quæsivi per diversas mundi regiones. Mineral., l. III, tr. I, c. i. C’est ainsi que nous savons qu’il découvrit au fond de l’Italie, en 1256, le De motibus progressivis animalium, tr. I, c. i, ad finem. D’autre part les sources elles-mêmes faisaient double et triple emploi, et elles étaient souvent si difficiles à utiliser, à raison de l’obscurité des traductions, que des hommes d’étude comme Robert Grossetête et Roger Bacon renoncèrent à s’en servir. Enfin, en 1210 et 1215, des condamnations ecclésiastiques avaient prohibé l’usage des écrits d’Aristote, autres que la logique, dans l’enseignement des écoles de Paris, c’est-à-dire au centre même de la vie intellectuelle d’alors. En 1231, Grégoire IX avait songé, il est vrai, à une correction des livres d’Aristote, mais le projet n’eut pas de suite. Albert, en incorporant les œuvres du Stagirite dans les siennes, et en rectifiant ses théories opposées à la foi, résolvait le problème de l’acceptation d’Aristote dans la société chrétienne. Ce fut, en somme, l’utilité de premier ordre et l’à-propos de l’entreprise d’Albert qui firent son extraordinaire succès.

Pour réaliser son dessein, Albert ne songea pas, comme Vincent de Beauvais, à constituer une simple bibliothèque scientifique avec des extraits et des abrégés d’une multitude d’écrits peu abordables aux gens d’étude, il chercha à réaliser une encyclopédie formant un corps organique et embrassant l’ensemble du savoir humain tel qu’il était possible de l’exposer en ce temps. Pour cela, il adopta une classification ou distribution des sciences empruntée, dans ses grandes lignes, à l’antiquité et répartit le savoir humain en trois sections générales : les sciences logiques, physiques et morales. La seconde division, qui est la principale, porte aussi le nom de philosophie réelle et embrasse les sciences physiques ou naturelles, les mathématiques et la métaphysique. Placé entre les divisions classiques d’une part et la surabondance des matériaux littéraires de l’autre, Albert n’arrive pas toujours à mettre un ordre bien formel entre plusieurs de ses traités. Il cherche d’ordinaire à se maintenir dans les cadres tracés par Aristote et les anciens péripatéticiens. Mais en différents points, son œuvre les déborde de beaucoup. Albert incorpore, en effet, à son encyclopédie, non seulement tout ce qui lui vient d’Aristote, mais encore ce que lui apprennent ses commentateurs, ce qu’il sait de Platon, les sources grecques, latines et arabes, auxquelles il joint ses recherches et ses expériences personnelles, qui, dans certains domaines, sont très importantes, si bien que son critique passionné, Roger Bacon, a dû reconnaître l’étendue de ses observations : homo studiosissimus est, et vidit infinita, et habuit expensum ; et ideo multa potuit colligere in pelago actorum infinito. Opera, édit. Brewer, p. 327.

Quant à sa méthode d’exposition, on l’a appelée avec assez de raison une paraphrase, et rapprochée de celle d’Avicenne. Cela est exact quand Albert interprète Aristote, mais en beaucoup d’endroits, il ne travaille pas sur Aristote. Il s’est d’ailleurs expliqué lui-même clairement sur son procédé au début même de ses travaux sur les sciences physiques et naturelles : Erit autem modus noster in hoc opere, Aristotelis ordinem et sententiam sequi, et dicere ad explanationem ejus et ad probationem ejus quæcumque necessaria esse videbuntur, ita tamen quod textus ejus nulla fiat mentio. Et præter hoc disgressiones faciemus, declarantes dubia subeuntia, et supplentes quæcumque minus dicta in sententia philosophi obscuritatem quibusdam attulerunt. Distinguemus autem totum hoc opus per titulos capitulorum, et ubi titulus ostendit simpliciter materiam capituli, sciatur hoc capitulum esse de serie librorum Aristotelis. Ubicumque autem in titulo præsignatur quod disgressio fit, ibi additum est ex nobis ad suppletionem vel probationem inductum. Taliter autem procedendo libros perficiemus eodem numero et nominibus quibus fecit libros suos Aristoteles. Et addemus etiam alicubi partes librorum imperfectorum, et alicubi libros intermissos vel omissos, quos vel Aristoteles non fecit, et forte si fecit, ad nos non pervenerunt. Physic., l. I, tr. I, c. i.

La méthode adoptée par Albert avait l’avantage de fournir à ses contemporains une somme énorme de connaissances positives. C’était là d’ailleurs le but principal poursuivi par l’infatigable encyclopédiste. Les inconvénients de son système se traduisaient par contre, dans le développement excessif de son œuvre, et le manque partiel de précision dans son interprétation d’Aristote. Mais ces inconvénients étaient presque inhérents aux conditions qui présidèrent à la création de l’œuvre d’Albert et en commandèrent le mode d’exécution.

Les doctrines d’Albert représentent pour le fond les théories d’Aristote, rectifié sur les points où il pouvait se trouver en conflit avec l’enseignement chrétien. Dans le domaine des sciences naturelles surtout, c’est le Stagirite qui est son docteur. Toutefois il déclare qu’Aristote n’est pas pour lui un dieu, mais un homme qui a pu se tromper comme les autres, et à l’occasion il n’hésite pas à le contredire. Albert a d’ailleurs soin de répéter à maintes reprises, qu’il a pour but d’exposer les doctrines des péripatéticiens et non de les faire siennes, ce qui trahit sa préoccupation de respecter la position encore hésitante de l’autorité ecclésiastique à l’égard d’Aristote. Néanmoins, on doit reconnaître que c’est par l’action d’Albert que le péripatétisme a surtout accompli son entrée chez les lettrés chrétiens, et a conquis des lettres de naturalisation dans l’Église. Albert fait d’ailleurs, dans son exposé philosophique, une part importante à Platon qu’il connaît par plusieurs de ses écrits originaux et leurs dérivés alexandrins. On a souvent rapporté sa parole qui déclare qu’on ne peut devenir philosophe que par Aristote et Platon à la fois : Scias quod non perficitur homo in philosophia, nisi ex scientia duarum philosophiarum Aristotelis et Platonis. Metaph., l. I, tr. V, c. xv. Cette formule représente assez son point de vue, surtout dans les questions métaphysiques, où, à l’exemple d’autres philosophes antérieurs, il rectifie et complète Aristote par Platon. Les grandes lignes de son système ne sont pas toujours très fermes et très nettes, comme chez Thomas d’Aquin. Néanmoins il a des vues et des analyses quelquefois très pénétrantes, qui supportent le parallèle avec la manière de son disciple. Mais on doit le dire, la gloire et l’influence d’Albert consistent moins dans la construction d’un système de philosophie originale, que dans la sagacité et l’effort qu’il a déployés pour porter à la connaissance de la société lettrée du moyen âge le résumé