Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 1.2.djvu/43

Cette page n’a pas encore été corrigée
1581
1582
APOLOGISTES (LES PÈRES)


théose. Or les chrétiens n'étaient pas seulement un reproche vivant contre ses débordements, par l’austérité et la pureté de leurs mœurs. Ne fréquentant pas les temples, s’abstenant de prendre part aux sacrifices et aux festins sacrés, fuyant les jeux de l’amphithéâtre et du cirque et les représentations théâtrales, complètement étrangers aux réjouissances et aux fêtes publiques, menant une vie retirée, sans temple ou autel connu, sans Dieu à forme sensible ou concrète, ayant pourtant des réunions, des agapes, des rites, des sacrifices, avec des mots de passe et des signes de reconnaissance, entourés de mystère et fermés à l’indiscrétion des profanes, ils ne pouvaient passer que pour des ennemis déguisés. Aussi l’imagination populaire se donna-t-elle libre carrière ; elle ne s’en tint pas à des contes ineptes ou à d’innocentes caricatures, elle soupçonna vite sous ces dehors de la charité, dans ces réunions nocturnes, dans ces rites et ces repas, des abominations et des horreurs ; elle colporta les accusations d’athéisme, d’infanticide, d’anthropophagie, d’inceste ; elle murmura les mots de Thyeste et d'Œdipe ; finalement elle traita les chrétiens d’ennemis des dieux et du genre humain, les rendit responsables de toutes les calamités publiques, et, le fanatisme aidant, les dénonça, les fit poursuivre, de sorte que les chrétiens furent toujours à la merci de la moindre effervescence populaire.

Toutefois le peuple, malgré ses soupçons et ses calomnies, n’aurait pas été le danger le plus sérieux s’il n’avait trouvé dans le pouvoir un écho et des complaisances et n’avait fourni un prétexte ou un semblant de légalité aux poursuites. Les chrétiens, d’abord confondus avec les juifs et englobés dans le même mépris, furent rendus exclusivement responsables de l’incendie de Rome et condamnés par Néron. Persécutés de nouveau par Domitien, ils ne bénéficièrent pas de la tolérance accordée au judaïsme. Trajan n’annula pas la législation de ses prédécesseurs : si deferantur et arguantur, puniendi sunt. Il y apporta du moins certains tempéraments ; car il défendit à la police de rechercher les chrétiens et aux magistrats de tenir compte des dénonciations anonymes ; il exigea le droit commun dans les poursuites : pas de libellas sine auctore ; un accusateur ictoneus, menacé, faute de preuve, de l’infamie, conséquence de la calumnia. Ce fut ce rcscrit de Trajan à Pline qui eut force de loi pendant tout le IIe siècle jusqu'à l'édit de Septime Sévère, en 202. Malgré ces précautions restrictives, la porte n’en resta pas moins ouverte à la délation ; toute facilité fut laissée à des magistrats zélés ou peu scrupuleux de frapper les chrétiens, tout en appliquant la loi dans les conditions visées par le rescrit. Du reste, en dehors d’une accusation, régulièrement introduite ou habilement provoquée, la populace en délire se chargeait de forcer la main aux magistra I s. H ad rien, dans son rescrit àMinuciusFundanus, et Antonin, dans ses rescrits à plusieurs villes de la Grèce, eurent beau interdire de se prêter à de pareilles injonctions, la foule n’en continua pas moins de réclamer et d’obtenir des victimes. L’Etat ne fait pas œuvre de théologien, ne s’occupe pas des droits de la vérité ou de la conscience ; il traite la religion comme un instrument de règne ; gardien jaloux de sa constitution politico-religieuse, il surveille les cultes étrangers, les tolère ou les repousse au gré de son caprice ou de ses intérêts ; mais, en fait, vis-à-vis des chrétiens il ne désarme pas el procède sommairement : il écrit avec du sang le livre des persécutions.

Mais entre le peuple et le pouvoir, que pensa la classe des lettrés, l'élite intellectuelle'.' Elle manqua de libéralisme, de tenue et de justice. Aux débuta elle n’afficha que du dédain. Juvénal risque à peine une vague allusion aux chrétiens. Tacite, Annal., xv, 14, et Suétone, In Claud., 25 ; in Ncron., 16, n’onl à leur égard qu’un mot méprisant. Pline, Epist., x, 07, réprouve t leur

détestable superstition » et ne condamne que leur obstination à se dire chrétiens. Parmi les philosophes, il en est, comme Plutarque, Maxime de Tyr et Apulée qui ne parlent jamais d’eux ; d’autres les traitent d’esprits faibles, de songes creux, de fanatiques, indignes de fixer l’attention du sage ; d’autres ne voient en eux que des cardeurs de laine, des tailleurs de cuir, des foulons, dos artisans, des va-nu-pieds, des déclassés, des hunriliores. Dans leur fierté aristocratique ils se garderaient bien de se commettre avec une tourbe aussi dénuée de culture intellectuelle et de science, aussi étrangère aux nobles spéculations de la Grèce et de Rome. S’ils se taisent sur la grandeur de leur morale et la dignité de leur vie, ils déversent le ridicule sur les dogmes de leur foi, se moquent de leur Dieu crucifié, venu si tard et impuissant à les protéger, de leur croyance à la résurrection et d’une religion qui n’est bonne tout au plus que pour les femmes et les enfants, les ignorants et les esclaves, les âmes viles et dégradées, en un mot, pour la lie du peuple. Et quand ils les entendent trancher en docteurs, malgré leur défaut de culture, les délicats problèmes de la philosophie et de la religion, ils traitent cette assurance de prétention impertinente et saugrenue. Et quand ils les voient inébranlables dans leur foi devant les menaces, les tortures et la mort, ils s’en trouvent choqués jusqu’au scandale. Épictète, Arrien, Dissert, sur Épictèle, îv, 7, Lucien, De morte Peregrini, 13, Marc-Aurèle, Pensées, xi, 3, Galien, De pals, diff., 1, 44 ; iii, 3, Aelius Aristide, Orat., XLVI, qualifient d’insolente opiniâtreté, de folle manie et de bravade cette altitude courageuse en face de la mort sanglante. Aucun de ces esprits ne comprend rien à une religion qui n’aspire à rien moins qu'à devenir la religion universelle sans distinction de races, de nationalités et de classes. Aussi le mépris faitil bientôt place au dépit, à la colère, à l’hostilité, et une guerre de plume commence. C’est Fronton, Oclavius, 9, 31, 1e maître d'éloquence de Marc-Aurèle, qui ramasse dans l'égout les calomnies populaires. C’est Lucien, De morte Peregrini, 13, le satirique impitoyable, qui raille ces entêtés de fanatisme ; c’est Celse, Origène, Cont. Cels., 1, 12, PG., t. xi, col. 677 et passim, plus profond que Fronton et moins ironique que Lucien, qui, dédaignant les accusations courantes, puise ses armes dans l'Écriture et dresse le fameux bilan d’objections destiné à défrayer pour des siècles la polémique antichrétienne.

Devant cette opposition du judaïsme intransigeant, du fanatisme populaire, de la législation impériale et de l’opinion des lettrés, les chrétiens, toujours attaqués dans leur foi et menacés dans leur vie, durent se défendre. Ce n'était pas facile ni sans danger ; l’entreprise n’en fut pas moins tentée et poursuivie sans coneci l préalable, sans direction officielle, au gré des circonstances, sous toutes les formes. Elle éclata d’abord a Athènes et en Asie pour se répercuter ensuite à Hume el en Afrique. Dès le règne d’Hadrien, puis sous Antonin, surtout sous Marc-Aurèle, durant la plus grande partie du IF siècle, des chrétiens courageux prirent la défense de leur loi et de leurs frères opprimés. Laïques, piètres ou évêques, quelques-uns restés inconnus, d’autres devenus célèbres, entrèrent en lice sans timidité et sans arrogance, respectueux dans la forme, niais inébranlables quant au fond. Sortis, quelques-uns d’un milieu juif, anciens philosophes pour la plupart, tous lettrés, tous convertis, ils étaient à même de défendre leur foi en connaissance de cause. Le cadre était tout tracé. Avec les Juifs, ils n’avaient qu'à prendre l'Écriture ; avec les

païens, ils n’avaient qu.ï montrer ce qu’ils croyaient, ce qu’ils pratiquaient, ce qu’ils étaient : des calomniés, des

innocents, des victimes. De là des conférences privées

ou des discussions publiques, des écrits sous forme

d’adresse, de requête ou de supplique ; des appels aux empereurs, au sénat, aux magistrats, aux nations, aux