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mort, mais que personne le fût, et je crois sincèrement que personne ne l’était en effet. Les haines sanguinaires ne vinrent que plus tard ; elles n’avaient pas eu le temps de naître ; l’esprit particulier qui devait caractériser la révolution de Février ne se montrait point encore. On cherchait, en attendant, à se réchauffer aux passions de nos pères, sans pouvoir y parvenir ; on imitait leurs gestes et leurs poses tels qu’on les avait vus sur le théâtre, ne pouvant imiter leur enthousiasme ou ressentir leur fureur. C’était la tradition d’actes violents suivie, sans être bien comprise, par des cœurs refroidis. Quoique je visse bien que le dénouement de la pièce serait terrible, je ne pus jamais prendre très au sérieux les acteurs ; et le tout me parut une mauvaise tragédie jouée par des histrions de province.

Je confesse que ce qui m’émut le plus dans toute cette journée, ce fut la vue de cette femme et de cet enfant sur lesquels retombait tout le poids de fautes qu’ils n’avaient pas commises. Je considérais souvent avec compassion cette princesse étrangère jetée au milieu de nos discordes civiles ; et, quand elle eut fui, le souvenir des regards tristes, doux et fermes que je lui avais vu promener durant cette longue agonie sur l’Assemblée, revint si vivement à ma mémoire ; je me sentis si touché de pitié en pensant au péril qui allait