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closes ; mais, au moment où Lamartine parlait, de grands coups retentissent à la porte de l’une d’elles ; la porte, cédant sous l’effort, vole en éclats. La tribune est aussitôt envahie par une cohue armée, qui l’occupe tumultueusement, et bientôt après toutes les autres. Un homme du peuple, mettant le pied sur la corniche intérieure, dirige son fusil vers le président et l’orateur ; d’autres font mine de baisser les leurs sur l’Assemblée. Des amis dévoués entraînent la duchesse d’Orléans et son fils hors de la salle dans le corridor du fond, le président marmotte quelques mots qui voulaient dire que la séance est levée ; il descend ou plutôt il coule en bas de l’estrade sur laquelle son siège était placé. Je le vis passer devant mes yeux comme un objet sans forme ; je n’aurais jamais cru que la peur pût inspirer une telle vitesse ou plutôt réduire soudainement à une sorte de fluidité un si gros corps. Tout ce qui restait de députés conservateurs se disperse alors, et la populace se vautre sur les bancs du centre en s’écriant : « Prenons la place des vendus ! »

Durant toutes les scènes tumultueuses que je viens de décrire, j’étais resté immobile sur mon banc : très attentif, mais assez médiocrement ému ; et maintenant, lorsque je recherche pourquoi je n’avais pas éprouvé une émotion plus vive en présence de l’événement qui devait exercer tant d’influence sur la destinée de la