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entrer en séance, mais une, qu’il ne me donna pas, me convainquit. Le voyant sans direction et si incapable d’en trouver une de lui-même, je jugeai qu’il augmenterait la confusion des esprits en voulant les diriger. Je le quittai donc et, pensant qu’il était plus nécessaire de trouver des défenseurs à la Chambre que de la réunir, je sortis afin de me rendre au ministère de l’intérieur et de réclamer du secours.

Comme je traversais la place du Palais-Bourbon, dans ce dessein, j’aperçus une foule fort mélangée qui accompagnait avec de grands vivats deux hommes que je reconnus aussitôt pour Barrot et Beaumont ; ceux-ci avaient le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, les habits souillés de poussière, la joue creuse, l’œil fatigué ; jamais triomphateurs ne ressemblèrent mieux à des gens qu’on va pendre. Je courus à Beaumont et lui demandai ce qui se passait ; il me dit à l’oreille que le roi avait abdiqué en sa présence, que ce prince était en fuite, que Lamoricière, suivant toute apparence, venait d’être tué en allant annoncer l’abdication aux insurgés (un aide de camp était revenu dire, en effet, qu’il l’avait vu, de loin, tomber de cheval), que tout allait à la dérive et qu’enfin lui, Beaumont, ainsi que Barrot se rendaient au ministère de l’intérieur pour en prendre possession et tâcher d’établir un centre d’autorité et de résistance quelque part. « Et la