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désapprouver et sans aider. Je ne trouvais nulle part cette espèce de bouillonnement universel que j’avais vu en 1830 et qui, à cette époque, m’avait fait comparer la ville entière à une vaste chaudière en ébullition. Cette fois, on ne renversait pas le gouvernement, on le laissait tomber.

Nous rencontrâmes sur le boulevard une colonne d’infanterie qui se repliait vers la Madeleine ; personne ne lui disait rien ; cependant, sa retraite semblait une déroute. Les rangs étaient rompus, les soldats marchaient en désordre, la tête basse, d’un air à la fois honteux et craintif ; dès que l’un d’entre eux se détachait un moment de la masse, il était aussitôt entouré, saisi, embrassé, désarmé et renvoyé ; tout cela se faisait en un clin d’œil.

En traversant la place du Havre, je rencontrai, pour la première fois, un bataillon de cette garde nationale, dont on devait inonder tout Paris. Ces hommes marchaient d’un air étonné et d’un pas incertain, entourés de gamins qui criaient : « Vive la réforme ! » et auxquels ils répondaient par le même cri, mais avec une voix voilée et un peu contrainte ; ce bataillon appartenait à mon quartier, et la plupart de ceux qui le composaient me connaissaient de vue, quoique moi-même je n’en connusse presque aucun. Ils m’entourèrent et me demandèrent avidement des nouvelles ; je leur dis