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leur avait donné le goût et l’expérience de tant d’insurrections précédentes la théorie. Je ne sais si dans tout le cours de la journée, je fus aussi vivement ému qu’en traversant cette solitude, où l’on voyait, pour ainsi dire, s’agiter les plus mauvaises passions humaines sans que les bonnes parussent. J’aurais mieux aimé rencontrer dans les mêmes lieux une foule en fureur ; et je me rappelle que, montrant à Lanjuinais ces colonnes croulantes et ces arbres tombant, et laissant échapper le mot qui était depuis longtemps sur mes lèvres, je lui dis : « Croyez que, pour cette fois, que ce n’est plus une émeute : c’est une révolution ».

M. Dufaure nous raconta ce qui le concernait dans les incidents de la soirée précédente et de la nuit. M. Molé s’était d’abord adressé à lui pour l’aider à former le nouveau cabinet ; la gravité croissante de la situation leur avait bientôt fait comprendre à l’un et à l’autre que le moment de leur intervention était passé. M. Molé l’avait déclaré au roi vers minuit, et celui-ci avait envoyé chercher M. Thiers, lequel lui-même n’avait point voulu prendre le pouvoir sans qu’on lui eût adjoint M. Barrot. À partir de là, M. Dufaure n’en savait pas plus que nous. Nous nous quittâmes sans avoir pu rien décider sur la conduite qui nous restait à suivre et sans avoir pris d’autres