Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/66

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et je prévoyais qu’il allait tomber bientôt dans des mains qui m’étaient alors presque aussi hostiles que celles mêmes auxquelles il échappait.

Je fus dîner chez un autre de mes amis, M. Lanjuinais, dont j’aurai souvent à parler dans la suite ; la société était assez nombreuse et fort mêlée quant à la politique ; plusieurs des convives se réjouissaient du résultat de la journée, d’autres s’en alarmaient ; tous croyaient que le mouvement insurrectionnel allait s’arrêter de lui-même pour éclater de nouveau plus tard à une autre occasion et sous une autre forme. Tous les bruits qui nous arrivaient de la ville semblaient confirmer cette croyance ; les cris de guerre étaient remplacés par des cris de joie. Nous avions parmi nous Portalis, qui, quelques jours après, fut procureur général de Paris, non le fils mais le neveu du premier président de la Cour de cassation. Ce Portalis-là n’avait ni la rare intelligence, ni les mœurs exemplaires, ni la pieuse platitude de son oncle. Son esprit, grossier, violent et de travers, était entré de lui-même dans toutes les idées fausses et dans toutes les opinions extrêmes de notre temps. Quoique lié avec la plupart de ceux qu’on a appelés les auteurs et les meneurs de la révolution de 1848, il ne s’attendait pas plus que nous ce soir-là, je puis l’affirmer, à cette révolution. Je suis convaincu que, même à cette heure suprême,