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lui-même qui est à terre ? Beaumont goûtait peu cette politique chagrine ; la rancune et l’ambition l’emportaient. « Vous voyez toujours tout en noir, me disait-il ; jouissons d’abord de la victoire ; nous nous inquiéterons plus tard de ses suites. »

Madame de Beaumont, présente à cet entretien, me parut partager elle-même les ardeurs de son mari, et rien ne me montra jamais davantage l’entraînement irrésistible de l’esprit de parti, l’intérêt et la haine étant naturellement très étrangers au cœur de cette femme distinguée et attachante, l’une des plus véritablement et constamment vertueuses que j’aie rencontrées dans ma vie, et celle qui a jamais su le mieux rendre la vertu touchante et aimable. À la noblesse de cœur des La Fayette, elle ajoutait de l’esprit, un esprit fin, délicat, bienveillant et juste.

Je n’en maintins pas moins ma thèse, et contre elle et contre lui, soutenant qu’à tout prendre, l’incident était malheureux, ou plutôt qu’il fallait y voir plus qu’un incident, mais un grand événement qui allait changer la face de toutes choses. J’étais, il est vrai, fort à l’aise pour philosopher ainsi, car je ne partageais pas les illusions de mon ami Dufaure. Le mouvement imprimé à la machine politique me paraissait trop violent pour que le pouvoir dût s’arrêter dans les partis intermédiaires auxquels j’appartenais,