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non seulement dans leurs opinions politiques, mais dans le plus sensible de leur intérêt privé. L’événement qui renversait le ministère compromettait la fortune entière de celui-ci, pour celui-là la dot de sa fille, pour cet autre la carrière de son fils. C’est par là qu’on les tenait presque tous. La plupart d’entre eux ne s’étaient pas seulement élevés à l’aide de leurs complaisances, on peut dire qu’ils en avaient vécu ; ils en vivaient encore, ils espéraient bien continuer à en vivre, car, le ministère ayant duré huit ans, on s’était accoutumé à l’idée qu’il durerait toujours ; on s’y était attaché comme par le goût honnête et tranquille qu’on porte à son champ. Je voyais de mon banc cette foule ondulante ; j’apercevais la surprise, la colère, la peur, la cupidité, troublées avant d’être repues, mêler leurs différents traits sur ces physionomies effarées ; je comparais à part moi tous ces législateurs à une meute de chiens qu’on arrache, la gueule encore à moitié pleine, à la curée.

Il faut, du reste, reconnaître que, pour un grand nombre de membres de l’opposition, il n’avait manqué, pour donner un tel spectacle, que d’être mis à une telle épreuve. Si beaucoup de conservateurs ne défendaient le ministère qu’en vue de garder des émoluments et des places, je dois dire que beaucoup d’opposants ne me paraissaient l’attaquer que pour les conquérir. La