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de son air le plus altier ; il traverse silencieusement le couloir et monte à la tribune en renversant presque la tête en arrière de peur de paraître la baisser ; il annonce en deux mots que le roi vient d’appeler M. Molé pour former un nouveau ministère. Jamais je ne vis un tel coup de théâtre.

L’opposition demeure à ses bancs, la foule de ses membres pousse des cris de victoire et de vengeance satisfaite ; ses chefs seuls restent silencieux, occupés à contempler intérieurement l’usage qu’ils vont faire du triomphe, et se gardant déjà d’insulter une majorité dont ils allaient bientôt peut-être avoir à se servir. Celle-ci frappée d’un coup si imprévu, s’agite un instant sur elle-même comme une masse qui oscille, sans qu’on sache de quel côté elle va tomber ; puis, ses membres descendent tumultueusement dans l’hémicycle, les uns entourent les ministres pour leur demander des explications ou leur apporter de derniers hommages, la plupart s’élevant contre eux en bruyantes et injurieuses clameurs. « Quitter le ministère, abandonner ses amis politiques dans de telles circonstances, disent-ils, c’est une insigne lâcheté » ; d’autres s’écrient qu’il faut se rendre en corps aux Tuileries et forcer le roi de revenir sur une résolution si funeste. Ce désespoir ne surprendra personne, si l’on songe que le plus grand nombre de ces hommes se sentaient atteints