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du roi, et je ne sais ce qui s’y passa. L’ordre avait été donné partout aux troupes de cesser le feu et de se replier sur le château pour laisser la place à la garde nationale. Je rédigeai moi-même à la hâte, avec Rémusat, la proclamation qui faisait connaître ces ordres et les expliquait à la population. Vers neuf heures, on convint que Thiers et Barrot en personne tenteraient une démarche personnelle sur le peuple ; on arrêta Thiers dans l’escalier et on lui fit rebrousser chemin, mais avec peine, je dois le dire. Barrot seul partit, je le suivis. (Ici le récit de Beaumont est identique à celui de Barrot.) Barrot fut admirable dans toute cette course, dit Beaumont. J’eus peine à le faire revenir, bien qu’arrivés à la barricade de la porte Saint-Denis, il y eut impossibilité d’aller plus loin. Notre retour empira la situation : nous ramenâmes à notre suite, en lui faisant un passage, une population plus hostile que celle que nous avions traversée en allant ; arrivé à la place Vendôme, Barrot, craignit de prendre, malgré lui, les Tuileries d’assaut, avec la multitude qui le suivait ; il se déroba et rentra chez lui. Je revins au château, la situation me paraissait très grave, mais loin d’être désespérée, et je fus rempli de surprise en apercevant le désordre qui avait gagné tous les esprits pendant mon absence, et l’affreuse confusion qui régnait déjà aux Tuileries. Je n’ai pas pu bien comprendre ce qui s’était passé, ni bien savoir les nouvelles qu’on avait reçues et qui avaient mis ainsi tout sens dessus dessous. Je mourais de fatigue et de faim ; je m’approchai d’une table et pris quelque nourriture à la hâte. Dix fois, durant ce repas de trois ou quatre minutes, un aide de camp du roi ou un prince vint me chercher, me parla dans un langage confus et me quitta sans avoir bien compris ma réponse. Je me joignis à la hâte à Thiers, à Rémusat, à Duvergier et à un ou deux autres qui devaient composer le nouveau cabinet. Nous nous rendîmes ensemble dans le cabinet du roi : c’est le seul conseil auquel j’aie assisté. Thiers prit la parole et commença une grande moralité sur les devoirs du roi et du père de famille. — C’est-à-dire que vous me conseillez d’abdiquer, dit le roi, médiocrement touché de la partie sensible du discours, et allant au fait.