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rieuse : Savez-vous à quoi s’occupait Bugeaud durant cette nuit décisive, aux Tuileries même, où on venait de lui donner le commandement général ? Le voici : L’ambition et l’espérance de Bugeaud étaient de devenir ministre de la guerre quand Thiers arriverait aux affaires. Les choses tournaient, à ce qu’il voyait bien, que cet événement était impossible ; mais ce qui le préoccupait, c’était de s’assurer l’influence prépondérante dans le ministère, s’il ne le conduisait pas. En conséquence, dans la nuit du 24 février, vers le matin, Bugeaud écrivit du château, de sa main, à Thiers, une lettre de quatre pages qui contenait en substance : Je comprends les difficultés qui vous empêchent de me prendre pour ministre de la guerre ; j’ai cependant toujours eu du goût pour vous, et je suis sûr qu’un jour nous gouvernerons ensemble ; mais enfin, je comprends les raisons présentes et je m’y rends, mais je vous prie, du moins, de donner à M. Magne, qui est à moi, la place de sous-secrétaire d’État du ministère de la guerre.

Beaumont, reprenant le récit général, continue :

— Quand j’arrivai place Saint-Georges, Thiers et ses amis étaient déjà partis pour les Tuileries. Je m’y rendis à la hâte et y arrivai en même temps qu’eux. L’aspect de Paris était déjà formidable ; cependant le roi nous reçut comme à l’ordinaire, la même abondance de langage et les mêmes façons que vous savez. Avant de le voir (je crois du moins que Beaumont place là cet incident), nous causâmes entre nous des affaires. J’insistai vivement pour le renvoi de Bugeaud : Si on veut lutter par la force contre le mouvement public, disais-je, il faut en effet le nom et l’audace de Bugeaud ; mais on veut essayer la conciliation et on suspend les hostilités[1]… le nom de Bugeaud est un contresens. Les autres m’appuyant, Thiers se rendit avec hésitation et répugnance. On prit le biais que vous savez : Bugeaud gardant nominalement le commandement général et Lamoricière mis à la tête de la garde nationale. Thiers et Barrot entrèrent dans le cabinet

  1. Ceci montra bien, indépendamment de ce que me dit positivement Beaumont, à quel point l’idée mère du nouveau cabinet était de céder.