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Les révolutionnaires du Grand-Duché de Bade se réfugièrent en Suisse. Il en venait alors dans ce même pays d’Italie, de France et, à vrai dire, de tous les coins de l’Europe, car toute l’Europe, moins la Russie, venait d’être ou était en révolution. Leur nombre s’éleva bientôt à dix ou douze mille. C’était une armée

    Duché de Bade non seulement ne cherchait pas à modérer ces violences, mais trouvait très bon qu’on s’y livrât. Je lui écrivis aussitôt : « Monsieur, il me revient que beaucoup d’exécutions militaires ont eu lieu, et que beaucoup d’autres sont annoncées. Je ne comprends pas que ces faits n’aient pas été signalés par vous, et que vous n’ayez pas cherché à y mettre obstacle, sans même attendre notre direction. Nous avons contribué autant que nous pouvions le faire sans entrer dans la lutte, à la répression de l’insurrection ; raison de plus pour désirer que la victoire à laquelle nous avons aidé ne soit pas souillée par des actes de violence, que la France réprouve et que nous jugeons tout à la fois odieux et impolitiques. Il y a un autre point qui nous préoccupe beaucoup et qui ne paraît pas exciter au même degré votre sollicitude. Je veux parler des institutions politiques du Grand-Duché. N’oubliez pas que le but du gouvernement de la République a été d’aider, dans ce pays, à la répression de l’anarchie, mais non à la destruction de la liberté : Nous ne pouvons en aucune manière prêter les mains à une restauration antilibérale. La royauté constitutionnelle avait besoin de créer ou de maintenir autour de la France des États libres. La république y est plus obligée encore. Le gouvernement demande donc à tous ses agents et exige impérieusement de chacun d’eux de se conformer fidèlement à ces nécessités de notre situation. Voyez le grand-duc et faites-lui bien comprendre quels sont les désirs de la France. Nous ne laisserons certainement jamais établir à côté de nous ni une province prussienne, ni un gouvernement absolu à la place d’une monarchie indépendante et constitutionnelle. »

    Au bout de peu de temps, les exécutions cessèrent. Le grand-duc protesta de son attachement aux formes constitutionnelles et de sa résolution de la maintenir. C’était, pour le moment, tout ce qu’il pouvait faire, car il ne régnait plus que de nom. Les Prussiens étaient les vrais maîtres.