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toujours de moins bonnes affaires avec leur ambition ou leur cupidité ; mais il est vrai que pour traiter avantageusement avec la vanité des autres, il faut mettre entièrement de côté la sienne propre, et ne s’occuper que du succès de ses desseins ; c’est ce qui rendra toujours ce genre de commerce difficile. Je le pratiquai très heureusement dans cette circonstance et y fis de grands profits. Trois hommes, par le rang qu’ils avaient occupé jadis, se croyaient surtout en droit de diriger notre politique étrangère : c’étaient M. de Broglie, M. Molé et M. Thiers. Je les accablai tous les trois de déférence ; je les fis venir souvent chez moi, et me rendis quelquefois chez eux pour les consulter et leur demander, avec une sorte de modestie, des conseils dont je ne profitai presque jamais ; ce qui n’empêcha pas que ces grands hommes ne se montrassent très satisfaits. Je leur agréais davantage en leur demandant leur avis sans le suivre, que si je l’avais suivi sans le leur demander. Ce fut surtout avec M. Thiers que ce manège me réussit merveilleusement. Rémusat, qui, sans prétentions personnelles, désirait sincèrement la durée du cabinet, et qu’une pratique de vingt-cinq ans avait familiarisé avec tous les faibles de M. Thiers, m’avait dit un jour : « Le monde connaît mal M. Thiers ; il a bien plus de vanité que d’ambition ; il tient aux égards plus encore qu’à