Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le temps s’écoulait au milieu de ce travail stérile ; les périls et les difficultés grandissaient ; les nouvelles devenaient chaque jour plus alarmantes et, d’un moment à l’autre, le ministère pouvait être mis en accusation par l’Assemblée mourante, mais pleine de fureur.

Je revins chez moi très préoccupé, comme on peut croire, de ce que je venais d’entendre. J’étais convaincu qu’il ne tenait qu’à moi et à mes amis de devenir ministres. Nous étions les hommes indiqués et nécessaires. Je connaissais assez les chefs de la majorité pour être sûr qu’ils ne voudraient jamais se commettre jusqu’à se charger des affaires sous un gouvernement qui leur paraissait si éphémère, et que s’ils en avaient le désintéressement, ils n’en auraient point la hardiesse ; leur orgueil et leur timidité me répondaient de leur abstention. Il nous suffisait donc de nous tenir fermes sur notre terrain, pour qu’on fût contraint de venir nous y chercher ; mais fallait-il vouloir être ministre ? Je me le demandais très sérieusement. Je crois pouvoir me rendre cette justice de dire que je ne me faisais pas la moindre illusion sur les vraies difficultés de l’entreprise, et que j’apercevais l’avenir avec une netteté de vues qu’on n’a guère qu’en considérant le passé.

On s’attendait généralement à une bataille dans la rue. Je la considérais moi-même comme imminente ; l’audace furieuse que le résultat des élections avait