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quante Montagnards dans la nouvelle Assemblée. Du reste, le vent démagogique, qui avait soufflé tout à coup sur une partie de la France, n’avait point régné dans le département de la Manche. Tous les membres de l’ancienne députation qui s’étaient séparés du parti conservateur de l’Assemblée avaient succombé dans le scrutin. Des treize représentants, qui composaient cette députation, quatre seulement avaient survécu ; quant à moi, j’avais réuni plus de voix que tous les autres, bien que je fusse absent et muet, et malgré que j’eusse ostensiblement voté pour Cavaignac au mois de décembre précédent ; tout le monde, néanmoins, me nomma, moins pour mes opinions qu’à cause de la grande considération personnelle dont je jouissais en dehors de la politique ; position honorable sans doute, mais difficile à tenir au milieu des partis et destinée à être très précaire le jour où ceux-ci deviendraient eux-mêmes exclusifs en devenant violents.

Je partis dès que j’eus reçu ces nouvelles. À Bonn, une indisposition subite obligea madame de Tocqueville à s’arrêter ; elle me pressa elle-même de la quitter et de continuer ma route, ce que je fis, mais à regret ; car je la laissais seule au milieu d’un pays encore agité par la guerre civile, et c’est d’ailleurs dans les moments de difficultés ou de périls que son courage et son grand sens me sont de secours.